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Cian[1] s’élève éloquemment contre cette légende, fondée jadis sur une ou deux boutades des lettres familières du poète. De l’examen et de la comparaison des manuscrits divers du Canzoniere résulte, au contraire, la preuve formelle qu’à aucun autre de ses écrits Pétrarque n’a apporté plus de soins, et cela tout au long de sa vie, sans cesse travaillant à corriger les rimes, à enrichir les images, à réaliser dans ses poèmes en langue vulgaire l’idéal de perfection classique qu’il énonçait dans sa prose latine. A chaque page des manuscrits, les marges fourmillent d’annotations comme celles-ci : « Revois encore cela ! — Dis cela autrement ! — Ce vers ne me satisfait pas ! — Voici qui me paraît aussi parfait que possible ! » Et M. Vittorio Cian nous affirme en outre que, de toutes les « conquêtes » humanistes de Pétrarque, de tous les sentimens, de toutes les idées, de toutes les images, que lui a suggérés de proche en proche son exploration de l’antiquité, il n’y a rien qu’il ait négligé d’utiliser dans son Canzoniere : de telle sorte que celui-ci mérite bien de nous apparaître comme le monument de sa vie. Mais d’ailleurs ne suffit-il point de le lire, pour sentir que le poète y a mis tout son génie, comme il y a mis tout son cœur ? « Beaux yeux de Laure, s’écrie-t-il, dans une de ses canzones, quand vous me révélez quelque sentiment affectueux caché dans le cœur de ma maîtresse, la joie que j’en éprouve suffit à remplir toute mon âme. Et c’est alors que jaillissent de moi ces paroles et ces œuvres, qui, je l’espère, me rendront immortel. »

Un poète, c’est ce qu’a toujours été Pétrarque, par-dessus toute chose. M. Vittorio Cian ajoute même qu’il a été « le premier des poètes-artistes modernes, » c’est-à-dire le premier qui ait patiemment préparé, savamment élaboré, ses poèmes : mais j’ai peine à croire que, par exemple, Cino de Pistoie (pour ne point parler de Dante) n’ait pas déjà dépensé bien des veilles à parfaire quelques-uns de ses beaux sonnets. De tout temps, grâce à Dieu, il y a eu des poètes, des hommes possédant le miraculeux pouvoir de transformer en musique les émotions de leur cœur : Pétrarque a été, simplement, l’un des plus grands d’entre eux. Et de tout temps, depuis Catulle et Horace jusqu’à Chateaubriand, Lamartine et Musset, ces poètes ont eu, sous leur génie créateur, des âmes différentes de nos âmes ordinaires, plus inquiètes, plus mobiles, plus impressionnables, plus promptes à l’illusion comme à la déception ; des âmes qui n’aiment ni ne haïssent, ne croient ni ne doutent, de la même façon que les nôtres, mais qui pourtant, et

  1. Nuova Antologia du 16 juillet 1904.