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souvent plus encore que les nôtres, savent douter et croire, haïr et aimer. Si l’on se rappelait davantage que Pétrarque a été un poète, peut-être s’expliquerait-on mieux qu’il ait pu concilier la ferveur de sa foi chrétienne avec ses curiosités d’humaniste, que, tout en portant un cilice, il se soit complu à rêver d’amour, et que, après avoir affronté fatigues et dangers pour se rendre à Rome en pèlerinage, il ait occupé les loisirs de son pèlerinage à relire Varron. Si l’on se rappelait davantage qu’il a été un poète, peut-être serait-on moins tenté, pour comprendre sa vie et son caractère, de lui prêter des sentimens que non seulement il n’a jamais eus, mais qui l’ont rempli de dégoût toutes les fois qu’autour de lui il les a rencontrés.

Car le moyen âge, à défaut de lui, n’a pas manqué de « premiers hommes modernes, » au sens où l’on est en train d’entendre ce mot. Dans l’entourage le plus immédiat du poète, son fils, Jean Pétrarque, affichait ouvertement sa résolution de ne régler ses croyances et ses actes que sur les seules données de sa propre raison. Dédaignant toute autorité, y compris celle de son père, il n’admettait ni Dieu, ni patrie, ni vertu, ni honneur, poussant l’ « individualisme » jusqu’à confondre dans un commun mépris le Nouveau Testament et les Tusculanes. Sa « libre pensée » aurait de quoi ravir aujourd’hui ceux qui flétrissent le « recueillement égoïste » de saint Augustin, et reprochent aux dogmes religieux de « tracer d’avance à l’homme la conduite qu’il doit suivre. » Mais Pétrarque, lui, ne se résignait pas à apprécier le nouvel idéal moral affirmé par son fils. Il en était venu à ne pouvoir même supporter la présence du jeune homme, à prendre en grippe sa démarche, ses gestes, sa manière de secouer la tête en fronçant les sourcils. Il l’aimait, cependant : jamais il n’a cessé de veiller sur lui. Et jusque dans ce mélange d’impatience et de tendresse c’est encore le « poète » que nous retrouvons : « espèce irritable » que tous les temps ont connue, excusée, et bénie.


T. DE WYZEWA.