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des Russes en Mandchourie et de l’expansion des Japonais au détriment des Russes ? C’est partout l’éternel droit du plus fort, réduit en système par les Calliclès modernes. Inutile d’ajouter que les Allemands ont, depuis longtemps, adopté une tactique analogue, qu’ils ont invoqué Hegel, Schopenhauer et Darwin, en même temps que le Dieu des batailles, pour soutenir la légitimité, la moralité, la religiosité même de leurs récentes conquêtes. Nietzsche, que nous retrouvons toujours en ces questions, n’a fait que pousser la même doctrine jusqu’à un cynisme enthousiaste et fanatique ; car, chez lui, tout devient toujours forcené : en faisant l’éloge de la brutalité, il croit faire l’éloge de la vie même et du progrès humain. Du moins ne prétend-il pas, lui, à la « morale » et à la « religion, » mais, ce qui est plus sincère, à l’« immoralisme. » Pour l’Allemand Nietzsche comme pour l’Anglais Hobbes, ce qu’il y a de radical dans la société, c’est le désir d’exploiter autrui, d’attaquer autrui, d’en faire sa propriété ou son instrument, de s’incorporer son semblable, comme on s’incorpore une proie ; voilà, selon lui, le sens profond de la vie sociale, parce que c’est le sens même et la fonction de toute vie organique. L’homme, comme tous les animaux, doit manger pour vivre ; donc il vit pour manger ; l’action de manger se retrouve au fond de toutes nos démarches prétendues sociales. C’est ce que, non seulement Hobbes, mais d’Holbach, Feuerbach, Stirner et Marx avaient exprimé d’une autre manière[1]. Si, conformément aux rêves des réformateurs français, la société humaine se donnait pour but d’éviter que les hommes s’attaquassent, comme elle se donne aussi pour but, semble-t-il, d’« éviter qu’ils s’entre-mangent, » la société irait « dans le sens d’une négation de la vie. » Poussez la doctrine anglo-allemande jusqu’au bout et vous direz : l’affirmation de la vie par excellence, c’est l’anthropophagie, car c’est là qu’il y a « incorporation » de ses semblables, au sens le plus positif du mot, exploitation et « imposition de ses propres formes » ou plutôt réduction à ses propres formes par l’assimilation de la nourriture. Nietzsche, malgré ses boutades contre Darwin, est l’enfant terrible du darwinisme.

  1. On sait que, dans ses notes sur l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction de Guyau, Nietzsche s’inscrit en faux contre la direction expansive, centrifuge, altruiste, attribuée à la vie de relation, et surtout à la génération, par Guyau comme par Auguste Comte et Littré. Dans l’amour même, Nietzsche ne voit que la volonté de puissance, la volonté d’exercer sur autrui une influence accaparante, une invasion en autrui, une domination des autres êtres.