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à propos du service, « le favori gagnait toujours[1]. » Un plat de son métier, inouï d’impudence et qui aurait dû le perdre sans retour, n’aboutit qu’à lui prouver sa force.

Dans le même temps où Mademoiselle commençait à s’occuper de lui, l’insatiable petit homme avait tiré de son maître, sous la condition de lui garder le secret, à cause de Louvois, la promesse d’être bientôt grand maître de l’artillerie. Lauzun eut la sottise de ne pas savoir se taire. Louvois, averti, fit de fortes représentations au Roi, qui se piqua, et le favori n’entendit plus parler de rien. Dans son inquiétude, il s’adressa à Mme de Montespan. Elle était sa grande amie et lui promit son aide ; mais il se défiait et voulait « en avoir le cœur net ; » d’où une scène qui dépassa l’imagination de Saint-Simon lui-même, lorsqu’elle lui fut contée longtemps après. Il avoue dans ses Mémoires qu’elle aurait été « incroyable, si elle n’avait été attestée de toute la cour d’alors. »

Louis XIV, comme la plupart des grands travailleurs, était ordonné et méthodique en tout. Il avait des heures fixes pour ses ministres et d’autres pour la représentation, des heures pour sa femme et d’autres pour ses maîtresses. On savait toujours où il était et ce qu’il faisait. L’heure de Mme de Montespan était dans l’après-midi. Lauzun s’introduisit chez elle avec la complicité d’une femme de chambre, se cacha sous le lit, attendit, écouta, et en eut promptement « le cœur net. » Mme de Montespan ne l’oublia point dans la conversation, mais ce fut pour le draper, n’en finissant plus d’appuyer sur son mauvais caractère son peu de sûreté, son arrogance envers Louvois, et le tout avec tant d’esprit, tant de drôlerie, que le Roi, entraîné, lui répondait avec presque aussi peu de charité. L’autre, sous son lit, « suait à grosses gouttes, » de rage et de contrainte. Enfin le Roi retourna à ses affaires, et Mme de Montespan aux siennes, qui étaient de s’habiller pour assister à un ballet.

Au sortir de sa toilette, elle trouva Lauzun à sa porte : « Il lui présenta la main et lui demanda s’il osait se flatter d’avoir eu quelque part en son souvenir auprès du Roi. Elle lui répondit qu’elle n’avait eu garde d’y manquer, et lui étala » tous les services qu’elle venait de lui rendre. « M. de Lauzun lui laissa tout dire, ayant soin seulement de la faire marcher à petits pas, puis

  1. Saint-Simon, Écrits inédits.