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lui dit, doux et bas, mot pour mot, tout ce qui s’était passé entre eux, sans y manquer d’une syllabe ; et de là, toujours doux et bas, l’appelle par tous les noms les plus infâmes, l’assure qu’il lui coupera le visage, et la conduit, quoi qu’elle pût faire, jusque dans le ballet, où elle arriva plus morte que vive, se trouvant mal et ayant presque perdu toute connaissance… Le Roi et elle crurent que ce ne pouvait être que le diable, qui lui eût rendu un compte si prompt et si fidèle de ce qui s’était passé[1]. » Fort en peine l’un et l’autre, et dans une colère « horrible, » ils n’avaient pas eu le temps de s’en remettre, que le favori faisait de nouveau des siennes. Deux jours après cet événement inexplicable, il vint casser son épée devant le Roi, en criant qu’il ne voulait plus servir un prince qui lui manquait de parole pour une… (Le mot ne peut se répéter.) La conduite de Louis XIV dans cette conjoncture est restée célèbre. Il ouvrit la fenêtre et jeta sa canne, en disant qu’il serait fâché d’avoir frappé un gentilhomme.

Le lendemain Lauzun était à la Bastille, et il semblait que ce fût pour longtemps, avec un monarque qui n’avait de sa vie, même enfant, pardonné un manque de respect. Mais le public n’était pas au bout de ses étonnemens. A la fin du second mois, c’était le Roi qui tâchait de se faire pardonner, et Lauzun qui le prenait de haut, refusant les dédommagemens et préférant sa prison à la cour. On se représente ce que durent éprouver Louvois et bien d’autres devant cet étrange marchandage, ces allées et venues entre Saint-Germain et la Bastille, pour obtenir de ce dangereux personnage qu’il daignât accepter l’une des charges, si recherchées, et par les plus grands seigneurs, de capitaine des gardes du corps. On juge de leurs alarmes à son retour si prompt[2]et suivi d’un redoublement de faveur. D’où lui venait son crédit auprès d’un prince si peu accessible aux influences, et qui s’était toujours prétendu aussi contraire aux favoris qu’aux premiers ministres ? En quoi ce petit Lauzun le méritait-il ? Et en quoi méritait-il d’être la coqueluche des femmes, qui couraient toutes après lui et se l’arrachaient à force d’avances et de cadeaux, tout petit Poucet qu’il fût ?

Car il n’avait pas grandi. « C’est, écrivait Bussy-Rabutin, un des plus petits hommes… que Dieu ait jamais faits[3]. » Il n’avait

  1. Saint-Simon, Écrits inédits.
  2. Lauzun devint capitaine des gardes du corps en juillet 1669.
  3. Lettre à Mme de Sévigné, du 2 février 1669.