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de Mailly, près d’Amiens. L’abbé de Montigny, aumônier de la Reine, écrivait le lendemain à des amies : « Mailly, mesdames, est une chahuanterie… Tout le monde y était tellement entassé que Mme de Montausier coucha sur un tas de paille dans un cabinet, les filles de la Reine dans un grenier sur un tas de blé et votre serviteur sur un tas de charbon[1]. » En 1670, la nuit du 3 au 4 mai défraya longtemps les correspondances.

La journée du 3 avait été pénible. L’immense convoi était parti de Saint-Quentin pour Landrecies, de très bonne heure, par une pluie battante, qui faisait grossir à vue d’œil les cours d’eau et les marais. D’heure en heure, on enfonçait davantage dans les boues, et la route s’encombrait de chevaux et de mulets, morts ou abattus, de charrettes embourbées et de bagages déchargés. Les carrosses ne tardèrent pas à se mettre de la partie. Le maréchal de Bellefonds abandonna le sien dans une fondrière et fit le reste de l’étape à pied, avec Benserade et deux autres. M. de Crussol[2]eut de l’eau par-dessus les portières, en traversant la Sambre, et M. de Bouligneux[3], qui le suivait, fut contraint de dételer au milieu de la rivière et de se sauver sur l’un des chevaux. Quand ce vint à la Reine et à Mademoiselle, on eut beau les conduire à un autre gué, « fort sûr, » leurs cris et leur agitation furent tels, que l’on renonça à les faire passer. Elles allèrent chercher un abri dans la seule habitation du rivage. C’était une pauvre maison, composée de deux pièces se commandant, et n’ayant que la terre pour plancher ; Mademoiselle y enfonça jusqu’au genou dans un trou boueux. Landrecies était sur l’autre bord, la nuit tombait, et chacun mourait de faim, car l’on n’avait presque rien eu à manger depuis Saint-Quentin. Le Roi, très mécontent, déclara que tout le monde resterait là, et que l’on attendrait le jour dans les carrosses.

Mademoiselle remonta dans le sien, mit son bonnet de nuit, sa robe de chambre et se délaça en dessous, mais elle ne put fermer l’œil, « car c’était un bruit effroyable. » Quelqu’un lui dit. : « Voilà le Roi et la Reine oui vont manger. » Elle se fit porter telle quelle, à travers les bourbiers, dans la petite maison, et trouva la Reine fort maussade. Marie-Thérèse n’avait pas de

  1. De La Vallière à Montespan, par Jean Lemoine et André Lichtenberger.
  2. Emmanuel II de Crussol, duc d’Uzès. Il avait épousé la fille du duc de Montausier et de Julie d’Angennes.
  3. Probablement l’oncle par alliance de Bussy-Rabutin.