Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 23.djvu/614

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dissimulait quelque chose. En effet, Louis XIV faisait cacher Condé derrière une porte, afin qu’il les écoutât et lui servît de garant : « On ferma la porte sur moi. Je trouvai le Roi tout seul, ému, triste, qui me dit : « Je suis au désespoir de ce que j’ai à vous dire. On m’a dit que l’on disait dans le monde que je vous sacrifiais pour faire la fortune de M. de Lauzun ; que cela me nuirait dans les pays étrangers, et que je ne devais point souffrir que cette affaire s’achevât. Vous avez raison de vous plaindre de moi ; battez-moi, si vous voulez. Il n’y a emportement que vous puissiez avoir, que je ne souffre et que je ne mérite. » — « Ah ! m’écriai-je, Sire, que me dites-vous ? Quelle cruauté ! » Elle mêlait les protestations de respect et les reproches, criait son désespoir et s’informait avec angoisse, à deux genoux, du sort de Lauzun : « Où est-il, Sire, M. de Lauzun ? » — « Ne vous mettez point en peine ; on ne lui fera rien. »

Les vraies douleurs sont toujours éloquentes. Louis XIV laissa voir sans fausse honte son émotion : « Il se jeta à genoux en même temps que moi et m’embrassa. Nous fûmes, trois quarts d’heure, embrassés, sa joue contre la mienne ; il pleurait aussi fort que moi : « Ah ! pourquoi avez-vous donné le temps de faire des réflexions ? Que ne vous hâtiez-vous ? » — « Hélas ! Sire, qui se serait méfié de la parole de Votre Majesté ? Vous n’en avez jamais manqué à personne, et vous commencez par moi et par M. de Lauzun ! je mourrai, et je serai trop heureuse de mourir. Je n’avais jamais rien aimé de ma vie ; j’aime, et aime, passionnément et de bonne foi, le plus honnête homme de votre royaume. Je faisais mon plaisir et la joie de ma vie de son élévation. Je croyais passer ce qui m’en reste agréablement avec lui, à vous honorer, à vous aimer autant que lui. Vous me l’aviez donné, vous me l’ôtez, c’est m’arracher le cœur. »

On avait toussé derrière la porte. « A qui me sacrifiez-vous là, Sire ? Serait-ce à M. le Prince ? » Mademoiselle devenait amère et le Roi avait envie que ce fût fini ; mais elle continuait à le supplier : « Quoi ! Sire, ne vous rendrez-vous pas à mes larmes ? » Il répondit en élevant la voix, « afin que l’on l’entendit : « Les rois doivent satisfaire le public. » Un instant après, il lui dit : « Il est tard. Je n’en dirais pas davantage ni autrement, quand vous seriez ici plus longtemps. » Il m’embrassa, et me mena à la porte… »

Tel est le récit de Mademoiselle. Il en existe un autre, dicté