Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 23.djvu/730

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dans cet état d’esprit, amené à la fois chez les diverses Puissances par la pression des lois historiques et par la situation indécise et inquiétante où elles se voyaient placées, le conflit oriental devait inévitablement fixer leur sentiment encore vague et irrésolu. Il leur offrait l’occasion précieuse de se grouper, à l’abri d’une affaire soigneusement localisée, d’accomplir un acte considérable adéquat aux circonstances, sans rien compromettre, sans soulever des dissentimens rétrospectifs et des discussions fondamentales qu’il eût été dangereux d’affronter. La proposition d’un Congrès ainsi conçu fut donc acceptée sans objection et même avec un empressement unanime. Elle conduisait au renouvellement du concert européen, tout en réservant prudemment les questions redoutables, et se trouvait ainsi répondre à la fois aux vues pacifiques et aux nécessités du temps.

Cette concordance était même la principale raison d’être de la haute assemblée. S’il ne se fût agi que de rectifier les préliminaires de San Stefano, une simple conférence aurait suffi ; on aurait pu éviter de recourir à la procédure et à l’appareil grandiose d’un Congrès. Sans doute, comme les décisions à prendre à propos de San Stefano affectaient plusieurs clauses du traité de Paris, on se plaisait à rappeler qu’en principe les actes conclus collectivement ne doivent être modifiés que dans la même forme et avec l’assentiment des signataires. Mais on n’invoquait évidemment cette règle que parce qu’il convenait, dans le moment, de la respecter. Est-il besoin de faire remarquer que, depuis les traités de 1815 et de 1856, des changemens d’une tout autre importance avaient été apportés à l’œuvre des Puissances, sans qu’on eût provoqué les délibérations et les signatures de l’aréopage européen ? Avait-on ressenti les mêmes scrupules et réclamé le même droit en présence des événemens qui avaient transformé l’Italie en 1859, l’Allemagne en 1866 et 1871, et altéré l’ordre général et la légalité conventionnelle bien plus profondément que les stipulations turco-russes ? Pour que toutes les Puissances fussent si bien d’accord, et voulussent donner à leur réunion le même caractère imposant et exceptionnel qu’aux assemblées de Vienne et de Paris, appelées, l’une à remanier la carte du monde, l’autre à organiser les résultats d’une longue guerre, où tous les grands États avaient été plus ou moins engagés, il fallait qu’elles eussent le sentiment, confus peut-être, mais irrésistible, d’un nouvel état de choses ; il fallait qu’elles