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important, intéresse la conception elle-même qu’on se fait de la nature du génie et la façon dont on envisage la production de l’œuvre d’art. C’est dans son William Shakspeare que Victor Hugo expose tout au long sa théorie du génie, considéré comme une force aveugle, instinctive, qui va nécessairement à des fins qu’elle ignore par des moyens qu’elle n’a pas combinés, et devant laquelle il faut être dans une sorte d’extase béate et stupide, admirer tout comme une bête, et prendre les défauts avec les qualités, comme on prend la vallée avec les montagnes. Cette théorie n’est que la forme exaspérée d’une opinion qui compte beaucoup de partisans, même en dehors des poètes et des romantiques : à savoir qu’il y a deux sortes de génies, les uns réfléchis, équilibrés, pondérés, travaillant d’après une poétique dont ils pourraient énoncer les principes : tels nos Français du XVIIe siècle ; les autres allant au hasard, ignorant les chemins par où ils passent, atteignant au sublime sans l’avoir voulu, prodiguant les chefs-d’œuvre, sans le faire exprès, génies inconsciens, pour tout dire, et à qui seuls peut-être s’appliquerait parfaitement le terme de génie. Shakspeare serait le type le plus accompli de cette seconde catégorie. De là viendraient chez lui ces contradictions, ces heurts, ces incohérences, ces contrastes, ce mélange d’horreur et de tendresse, de grandeur et de trivialité, de poésie exquise et de grossièreté. Il y a chez lui de l’obscur parce qu’il y a de l’involontaire. Et peut-être est-ce par-là qu’il se rapproche de la Nature qui elle aussi est une grande inconsciente…

Ce point de vue est encore celui auquel se place M. Jusserand. Certes il se tient en garde contre les exagérations des dévots, et il a l’esprit trop clair et trop précis pour s’approprier leur pathos. Le nouvel historien de Shakspeare se défend de lui sacrifier nos classiques du XVIIe siècle, et il se fait fort de goûter également, pour des mérites différens, le drame anglais et la tragédie française. Mais la question est de savoir comment un Shakspeare a pu faire ses pièces, et pourquoi il les a faites telles que nous les voyons. À cette question, M. Jusserand répond que Shakspeare les a écrites sans parti pris volontaire, sans système raisonné, sans préférences personnelles, se bornant à suivre les goûts du public. Le public avait-il d’ailleurs tort ou raison ? Shakspeare, quand il lui arrivait de réfléchir, était parfois d’avis que le public avait tort. Aussi réfléchissait-il le moins possible, et suivait-il où on le menait, sans savoir où. C’est précisément pour cette raison qu’il aurait réalisé une œuvre marquée plus qu’aucune autre à l’empreinte de la race, et doté,