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son pays d’un théâtre purement anglo-saxon où l’Angleterre a donc pu reconnaître de son génie propre l’image la plus ressemblante.

Cette conception d’un Shakspeare à demi étranger à l’œuvre qu’il jette sur la scène nous parait bien inacceptable. Elle procède encore de l’illusion accréditée en France depuis le jour où Shakspeare commença d’y être connu. Et au surplus on ne l’étaye d’aucun argument décisif. On nous parle de la prodigieuse facilité du poète. Il écrivait sans ratures et c’est bien ce qu’on lui reprochait de son temps. « Quel malheur, disait Jonson, qu’il n’ait pas pu mettre un frein à cette facilité toujours prête ! » La pièce une fois mise à la scène, Shakspeare l’abandonne aux mille et un dangers d’interpolations et de remaniemens qui la menaçaient, dans un temps où les confins de la propriété littéraire étaient étrangement vagues : il ne publie aucune édition de ses œuvres, il n’a aucun souci de l’immortalité. Assurer la recette en satisfaisant son public, telle est pour lui l’unique préoccupation. Le public est en fait son seul maître, et il en est le fidèle serviteur. Pour être plus certain de le contenter, il choisit des sujets déjà traités par d’autres et dont l’effet sur la foule a été éprouvé. Les histoires les plus connues, les personnages avec lesquels les plus ignorans sont familiers, voilà de quoi il compose son répertoire. Si d’ailleurs dans le thème qu’il reprend il y a quelque choquante invraisemblance, et dans l’aventure qu’il remet à la scène quelque absurdité flagrante, il n’y change rien : sa négligence à l’égard de tout ce qui est vérité historique ou couleur locale est sans limites… Or aucun de ces traits n’est particulier à Shakspeare, et dans le nombre il en est plus d’un qui s’appliqueraient aussi bien aux maîtres à qui on l’oppose. Car pour ce qui est d’en appeler en dernier ressort aux goûts du public, c’est une tentation à laquelle les écrivains de théâtre ne résistent guère. Corneille et Molière sont d’avis que la grande règle est de plaire ; leur fécondité n’est guère moindre que celle de Shakspeare et ils n’ont pas eu le travail plus difficile. Pour ce qui est de prendre son bien où on le trouve, et de remettre à la scène des sujets maintes fois représentés, et en quelque sorte consacrés, ç’a été la méthode constamment suivie par tous les dramatistes classiques, comme elle avait été la pratique constante des anciens. D’autre part le public en Angleterre apportait-il au théâtre des goûts différens de ceux qu’on lui voyait à la même époque dans d’autres pays, et en France même ? La salle de théâtre du Globe était peu commode, et la décoration y était rudimentaire. Grands seigneurs, bourgeois, laquais, femmes et filles s’y coudoyaient ; et