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précisément parce qu’il fallait plaire à cette foule composite, l’art du théâtre était dédaigné des lettrés et tenu pour un art inférieur. Au public ainsi composé il faut un genre de pièces où se retrouvent certains élémens essentiels et toujours les mêmes. D’abord des spectacles violens et sanglans. « On en rencontrait sans cesse de très violens dans la vie et il en fallait de pires à la scène, sans quoi l’effet eût été nul. » Puis ce sont les passages sentimentaux qui alternent à merveille avec les spectacles d’horreur ; le bruit, tantôt celui d’une musique agréable et tantôt celui des coups de tonnerre et des coups de canon ; les rencontres surprenantes, les aventures incroyables, les apparitions fantastiques ; les jeux de mots et les calembours ; les couplets patriotiques, les scènes comiques mêlées aux tragiques, ou plutôt les détails de la vie réelle représentés dans toute leur familiarité et leur crudité ; ajoutez enfin des intermèdes de pitreries : à Londres, pas de tragédie sans clown.

Mais quoi ! Il s’en faut que ce genre fût spécial à l’Angleterre et inconnu ailleurs. Les élémens en sont justement ceux dont se composait, en France même, le genre qui avait passionné et non lassé les spectateurs du moyen âge : les Mystères. Là aussi on prodigue les scènes d’horreur : le rôle qu’on développe sans mesure, afin de réjouir le public, est le rôle du bourreau. Les genres y sont mélangés, le lyrique avec le dramatique, et le bouffon avec le sérieux. La peinture de la vie réelle y est présentée avec une minutieuse exactitude, et le public n’a pas de plus grande joie que de reconnaître le décor et les pratiques de son existence journalière. La vogue des Mystères finit avec le moyen âge ; mais du jour où les représentations en furent interdites, on ne voit pas que l’état des mœurs en France fût pour chasser la rudesse de la scène et préparer les âmes aux émotions douces. La seconde moitié du XVIe siècle, désolée par les dissensions civiles et les guerres religieuses est marquée par une belle explosion de sauvagerie et de mœurs brutales. Le fait est que, si nous en jugeons par les pièces qui nous sont parvenues d’Alexandre Hardy, le genre de pièces qui était en possession de plaire aux spectateurs de l’Hôtel de Bourgogne ne différait pas essentiellement de celles qu’on représentait au théâtre du Globe. C’est le même dédain des règles classiques, ce sont les mêmes tueries sur la scène, entremêlées des mêmes bouffonneries, ce sont les mêmes anachronismes, c’est la même invraisemblance, et c’est la même intempérance. Aussi bien, il n’y a rien là de particulier au public du XVIe ou du XVIIe siècle. Dans tous les temps et dans tous les pays, la foule a les mêmes goûts, et l’exemple du moderne