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et que nous ne comptons pas ! C’est que sur cette liste électorale qui est la base de notre droit public, les 4 000 000 d’hommes nouveaux inscrits depuis 1852 n’ont pas les souvenirs et l’expérience que vous avez eus ; ils ont dans le cœur des ardeurs nouvelles ; ils aspirent à une liberté plus étendue. Ne les irritons pas, ne cherchons pas à les contenir ; marchons avec eux pour les guider et les modérer. (Très bien ! très bien ! Applaudissemens.) Donc cette loi qui formule un progrès, qui crée des garanties, votez-la, et ayez confiance en nous. »

Le langage de Rouher, sincère au moment où il le tenait, n’était que la concession sentimentale d’un dévouement digne de respect, mais il n’exprimait pas sa véritable pensée à laquelle il devait fatalement revenir. Quoi qu’il eût dit avec bonne foi au moment où il parlait, il nourrissait toujours l’espérance d’arrêter et même de faire rétrograder le mouvement libéral : il comptait que les élections, faites à l’aide de candidatures officielles vigoureuses, surtout si on convoquait les collèges électoraux à l’improviste, avant le terme légal, rendraient au régime autoritaire toute la force dont il s’était maladroitement dépouillé ; il croyait bien qu’en effet le mouvement libéral était en croissance dans une portion des classes moyennes, mais que la grande masse électorale y était indifférente, et c’était elle qui formait les gros bataillons du suffrage universel.

Cette conception manquait de grandeur et de prévoyance. Il y aurait eu quelque grandeur, celle au moins de l’audace, à retirer les lois, à enjamber les décrets du 24 novembre et du 19 janvier, à revenir à la stricte pratique de la Constitution de 1852, en disant au pays : « Nous n’avons cessé d’accroître les libertés civiles et politiques ; chacune de nos concessions a été suivie d’un redoublement d’hostilité ; on ne dissimule pas qu’on poursuit l’affranchissement de la presse pour mieux nous saper ; à la guerre nous répondons par la guerre ; que le peuple prononce entre son élu et des conspirateurs qui ne prennent plus la peine de déguiser leurs desseins. » Dès qu’on reculait devant cet acte de hardiesse, il n’y avait qu’à sortir d’un demi-libéralisme énervant, qui effrayait les uns sans satisfaire les autres, et à établir spontanément la liberté constitutionnelle totale. Ne s’étant pas résolu à tout reprendre, ne pas se résigner à tout donner n’était pas une habile politique. Depuis les décrets qui assuraient à l’opposition la liberté de parole et la loi qui allait délier la plume