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dans un volume qui contient, en outre, toute une série de notes de voyage de la jeunesse de Stevenson : paysages de l’Écosse, du nord l’Angleterre, des Cévennes, de Fontainebleau et de sa forêt, scènes de la vie d’un sanatorium dans l’Engadine, réflexions sur les agrémens et les ennuis des voyages, sur la philosophie des routes, sur la manière dont le sage réussit à se plaire jusque dans les endroits les plus déplaisans. Tout cela pénétré de ce charme exquis et indéfinissable qui fait vraiment de Stevenson le plus parfait « causeur » de la littérature anglaise : mais rien de tout cela n’égale en importance littéraire, ni surtout en intérêt biographique, la première partie de l’Émigrant Amateur ; et l’on m’excusera de ne parler aujourd’hui que de ce morceau, malgré tout le bonheur que j’aurais eu, par exemple, à citer quelques-unes des pages où Stevenson, sur un mode plus passionné et plus lyrique qu’à son ordinaire, exalte la légère beauté des matinées de printemps dans les fourrés silencieux de Franchard et du Bas-Bréau. Ou plutôt, au lieu de « parler » de l’Émigrant Amateur, au lieu de vouloir analyser un récit tout fait de menus détails et de nuances subtiles, je laisserai la parole à Stevenson lui-même, en regrettant seulement qu’aucune traduction ne puisse rendre la grâce de son style, la savante simplicité de ses expressions, et ce rythme et cette musique qui, jusque dans ses moindres billets, nous ravissent comme l’harmonieux écho d’une âme de poète.

C’est à Glasgow que j’ai rencontré d’abord mes compagnons de traversée. De là, nous avons descendu la Clyde, et non pas avec l’humeur familière qui allait bientôt s’établir entre nous, mais en nous regardant de travers, les uns les autres, comme des créatures destinées peut-être à devenir ennemies. Cinq ou six Scandinaves, qui avaient déjà appris à connaître la Mer du Nord, étaient affables et loquaces par-dessus leurs longues pipes ; mais, entre ceux de nous qui parlaient anglais, la distance et le soupçon régnaient absolument. Bientôt le soleil se recouvrit de nuages ; le vent fraîchit et piqua, tandis que nous continuions la descente de l’estuaire ; et, du même coup, la sombre disposition des passagers s’accentua encore. Deux des femmes se mirent à pleurer. Quelqu’un qui serait venu à bord aurait supposé que nous étions une troupe de criminels se soustrayant à la loi. À peine s’il y eut deux mots échangés, et nul sentiment, sauf celui du froid, ne nous fut commun, jusqu’à ce qu’enfin, comme nous touchions à Greenock, un bras étendu et un grand mouvement vers tribord nous annoncèrent que le paquebot était là, en vue, qui devait nous conduire à travers l’Océan. Et, en effet, il était là, au milieu du fleuve, faisant flotter son signal de mer : un mur de forteresse, une rue de cabines blanches, une haute forêt d’espars, un monument plus vaste qu’une église, et bientôt plus peuplé que mainte ville neuve du pays où il allait nous conduire.