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Moscovites, Anglais surtout, plus nombreux à eux seuls que tous les autres réunis, qui se répandirent comme un flot dans la société parisienne. C’étaient d’ailleurs, pour la plupart, des hommes cultivés, policés, au courant des usages, parlant parfaitement notre langue ; aussi leur fit-on parmi nous l’accueil le plus cordial et le plus sympathique ; beaucoup prirent dès lors l’habitude de revenir régulièrement faire séjour à Paris ; quelques-uns s’y fixèrent ; tous, presque sans exception, s’y plurent.

Quelles furent, au point de vue des mœurs et des idées, les conséquences de cette invasion pacifique, nous n’avons pas à l’étudier ici. Il nous suffira de noter la physionomie toute nouvelle et, pour ainsi dire, rajeunie, que prirent, de ce fait, les salons et les cercles littéraires, l’intérêt qu’inspirèrent, aux femmes autant qu’aux hommes, l’état d’esprit, la manière de penser, de juger, de sentir, de ces hôtes distingués, l’élargissement du champ ouvert à la curiosité française. Il ne fut bientôt plus de souper, de soirée, de réunion mondaine, où ne figurassent quelques-uns de ces étrangers à la mode, mis à la place d’honneur, choyés et fêtés à l’envi. Mme Geoffrin avait donné le signal ; son hôtel, on le sait, fut pendant quarante ans comme le rendez-vous de l’Europe. Avec plus ou moins d’empressement, les autres maîtresses de maison suivirent le même chemin, et Mlle de Lespinasse ne demeura pas en arrière. La merveilleuse souplesse et l’ouverture de son intelligence, sa connaissance aussi des langues et des littératures anglaise, italienne, espagnole, devaient la faire spécialement apprécier de ceux de nos voisins qui franchissaient sa porte, et l’on consacrerait des pages à dresser simplement la liste des visiteurs de diverse origine qui défilèrent au pied de son fauteuil. Je n’infligerai pas au lecteur cette énumération, me restreignant à ceux qui furent de son intimité et qui marquèrent quelque peu dans sa vie.

En ancienneté, en importance aussi, le premier rang, dans cette catégorie, appartient sans conteste à David Hume, le grand historien écossais. Pendant trois ans, de 1763 à 1766, il vécut à Paris, où lord Hertford l’avait amené pour y tenir l’emploi de secrétaire d’ambassade[1]. Son succès y fut prodigieux : « Ceux qui n’ont jamais connu les étranges effets de la mode, a-t-il lui-même

  1. Il n’en eut le titre officiel que dans l’été de 1765, où il devint « chargé d’affaires, » jusqu’à l’arrivée du duc de Richmond, qui eut lieu à la fin de cette même année. (Fragmens des Mémoires de Hume, traduits par Suard.)