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n’étaient point changés et que votre cœur n’était pour rien dans les refus qu’avait reçus ma famille.

Ne pouvant vous exprimer de vive voix mon bonheur et ma reconnaissance, permettez-moi, au nom d’un sentiment qui se place de soi-même au-dessus des vaines convenances du monde, de vous dire que je suis le plus heureux des hommes, au milieu de tous les obstacles qui s’opposent et s’opposeront à mes vœux. Je sens combien la démarche imprudente que je hasarde aujourd’hui sort des règles communes et peut même être facilement découverte ; mais, quand elle le serait, mes sentimens et mes vœux sont si honorables dans leur objet et si invariables dans mon cœur, que je les déclarerais à la face du monde, sans craindre au moins qu’on me reprochât jamais de les avoir oubliés. Aussi certain des vôtres que je le suis des miens propres, je me repose avec une intime confiance sur une parole qui ne saurait tromper…

Je prévoyais trop, comme vous le savez, que les difficultés de fortune seraient pour le moment un des plus grands obstacles que nous aurions à combattre mutuellement et il est utile en effet que vous sachiez à cet égard ma position toute entière, telle que je l’ai fait connaître aussi franchement à madame votre mère. Ma famille est de bons et anciens gentilshommes, occupant par sa naissance et sa fortune le premier rang dans sa province ; mon père est le cadet de six enfans, deux frères et trois sœurs : aucun n’a été marié que lui. La totalité de la fortune se trouve à peu près également répartie entre chacun d’eux : cette fortune qui, par la nature comme par leurs intentions authentiques, retombe toute entière sur mes sœurs et sur moi, se monte au moins à seize cent mille francs en terres, sans parler du reste qui ne peut être connu. L’intention déclarée de mes parens, qui vivent dans la plus parfaite union, est que chacune de mes sœurs ait un jour cent cinquante mille francs. Elles sont cinq, ce qui fait sept cent cinquante mille francs, vous voyez ce qui doit me revenir en soustrayant cette somme de la totalité de la fortune…

Je fais dans ce moment-ci le plus douloureux des sacrifices à la crainte de déplaire à Madame votre mère, en n’allant pas à Chambéry ! J’ai refusé de partir pour la Bavière, dans l’espoir de vous voir cet hyver : vous êtes à vingt lieues de moi, je suis libre et nous sommes séparés ! N’importe : ce sacrifice même a sa douceur, quand je pense qu’il contribuera peut-être un jour à nous réunir en adoucissant Mme B… et en lui faisant voir une condescendance respectueuse sur un point qui me coûte plus qu’aucun autre. Je saurai du moins indirectement de vos nouvelles, et tant que vous ne me direz pas vous-même : j’ai changé, j’attendrai avec confiance un meilleur avenir et je croirai avec certitude que vous êtes toujours la même.

ALPHONSE DE L.


À cette époque, Lamartine ne cesse de se louer des dispositions que lui témoigne toute sa famille. Ses parens ont fait tout ce qu’il pouvait raisonnablement désirer :… par exemple, ils ont payé ses dettes de jeune homme. Ces dettes, de l’aveu de Lamartine, étaient « très considérables, » et le chiffre en avait fait