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la rentrée des théâtres ? Les criminalistes professent que le suicide est un mal contagieux et qu’on voit s’en produire à de certaines époques de véritables épidémies. C’est une de ces épidémies qui vient de se déclarer sur notre théâtre. Elle a éclaté dès le mois de septembre. À cette époque que nous passons volontiers dans le calme des fins de vacances, nous étion9 convoqués au Vaudeville pour constater un premier décès : c’était au dénouement de la pièce de M. Abel Hermant, la Belle Madame Héber : l’amant de cette dame séduisante, perfide et pratique, s’était, de désespoir, jeté sous les roues d’un omnibus. Puis ce fut une pièce de M. Léon Gandillot : Vers l’amour. Nous y étions allés sans méfiance, sur la réputation que s’est faite M. Gandillot d’être un auteur gai. Mais en temps d’épidémie, personne n’est assuré de rester indemne. Une autre année, le peintre Jacques Martel, lâché par l’ex-mannequin Blanche qui vient d’épouser un monsieur très riche, eût peut-être trouvé quelque moyen de se raccrocher à la vie ; en cette année 1905, il n’a pu résister à la mortelle attirance du lac du Bois de Boulogne, qui, au dire des gardiens, est très profond vers le milieu et suffit parfaitement à noyer son homme. Les roues d’un omnibus, les flots du lac parisien, c’étaient des moyens assez peu usités en littérature ; à quelles inventions allaient recourir les autres auteurs, pour débarrasser ingénieusement de la vie leurs personnages ? Mais ils n’ont pas jugé nécessaire de se mettre l’esprit à la torture : ils se sont contentés du classique coup de pistolet. Dans la Rafale de M. Bernstein, c’est un joueur qui, après avoir perdu la forte somme et pour ne pas subir certaines déchéances, à ses yeux pires que la mort, se foudroie dans les règles. Dans la Marche nuptiale de M. Bataille, le pistolet est braqué sur elle-même par une jeune femme, que désespère l’irréparable de la folie qu’elle a commise en se sauvant de chez ses bons parens avec le plus imbécile des pianistes. Dans Bertrade de M. Jules Lemaître, un vieux gentilhomme ruiné et qui préfère la mort à une situation diminuée ou à une vieillesse avilie, tire de son secrétaire les portraits de sa femme et de sa fille et l’inévitable boîte à pistolets. Qui sera-ce demain ? Notez, que les voilà déjà cinq, et cela en six semaines ! Ce qui prouve bien qu’il y a dans leur cas une sorte de fatalité, et qu’une force supérieure à leur volonté guide sûrement leur main, c’est qu’ils exécutent ce dernier geste avec autant de précision que d’aisance. Dans la réalité il arrive qu’un pistolet rate et qu’en voulant se tuer on se blesse ; eux se tuent net, comme s’ils n’avaient jamais fait autre chose de leur vie. Nous en sommes d’ailleurs au point que cette suprême résolution