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ne nous cause plus aucune surprise ; quelques paroles énigmatiques, un serrement de mains plus solennel, un baiser plus long, le personnage passe dans la chambre à côté ; nous savons très bien ce qu’il y est allé faire, et la détonation prévue, attendue, escomptée, ne provoque même pas chez nous un sursaut nerveux. L’habitude est prise. En 1905-1906, à la fin des pièces on se tue ; c’est la loi et nous voyons bien que ni l’âge, ni le sexe, ni la condition n’en préservent les héros de théâtre. Jeunes gens qui devraient avoir foi dans l’avenir, hommes mûrs qui devraient savoir que la vie est une bataille, vieillards, hommes ou femmes, plébéiens ou aristocrates, ils y passent tous. Aux peines de cœur, aux soucis d’argent, à tous les maux, le suicide est le spécifique toujours approprié. C’est la panacée universelle. C’est le remède dont il faut profiter pendant qu’il guérit.

Puisque le problème est soulevé par ce curieux concours d’œuvres à terminaison analogue, nous laisserons aux moralistes le soin de disserter sur la nature du suicide, mais nous nous demanderons ce qu’il vaut comme moyen de théâtre. C’est un point d’esthétique théâtrale qui mérite d’être examiné. Et si les pièces qu’on représente actuellement pèchent surtout par le dénouement, elles nous aideront à établir tout ce qu’il y a de fâcheux, au point de vue de l’art, dans cet appel au suicide qui est en vérité un procédé trop commode pour n’être pas en même temps un expédient très décevant.

Ce genre de dénouemens a d’abord un défaut qui, lorsqu’il s’agit de dénouement, a bien son importance : c’est qu’il ne dénoue rien. Au théâtre comme dans la vie, le suicide est un moyen non pas de sauver une situation, mais d’en laisser le poids retomber sur d’autres épaules. On s’esquive, on laisse aux autres le soin de se débrouiller et de payer pour vous. Le duc de Mauferrand a mangé tout son patrimoine, le bien de sa fille, une partie de la fortune de sa sœur, il a fait pour trois millions de dettes, les hypothèques prises sur ses immeubles en dépassent la valeur réelle. Il se tue. Sa mort ne rembourse pas ses créanciers, ne rattrape pas son patrimoine dissipé, ne rend pas sa dot à Bertrade de Mauferrand, ne restitue pas son prêt à Mme de Laurière, ne relève pas la valeur des immeubles hypothéqués. Mais elle va mettre directement Bertrade aux prises avec les difficultés dont le duc s’est déclaré incapable de triompher. C’est Bertrade qui, ruinée, assistera impuissante à cette liquidation et à ce désastre ; c’est elle qui, sans pouvoir les défendre, verra passer en des mains étrangères ces biens qui depuis des siècles étaient l’héritage de la famille, et dans cet universel naufrage sombrer jusqu’à l’honneur du nom, puisque le