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trouvé de leur part aucun empressement à partager avec lui la responsabilité du pouvoir dans des circonstances aussi agitées. Les uns ont voulu lui imposer des conditions qu’il n’a pas admises, par exemple le suffrage universel pour l’élection de la douma ; les autres ont laissé voir qu’ils aimaient mieux se réserver pour des temps plus calmes, ou du moins plus clairs. M. Witte aurait pu se décourager : il ne l’a pas fait ; il a composé comme il a pu un ministère d’affaires où sa personne reste seule en vue. S’il réussit, il aura tout l’honneur du succès ; s’il échoue, ce ne sera peut-être pas tout à fait sa faute. En tout cas, il aura donné la preuve d’un rare courage moral.

Avant de faire des réformes, qui sont assurément difficiles, et qu’il convenait d’ailleurs de réserver à l’activité de la douma, il devait faire des actes propres à dissiper tous les soupçons sur sa parfaite bonne foi et sur celle de son souverain. En fait de réformes, les seules à réaliser immédiatement sont celles qui ont pour objet d’assurer la pleine liberté des élections et d’en faire sortir une représentation exacte du pays. Le reste viendra ensuite naturellement. Mais il fallait des actes prompts et éclatans pour montrer qu’on entrait dans une ère nouvelle sans esprit de retour, et il ne pouvait pas y en avoir de plus significatifs que ceux qui feraient descendre de la scène les représentans de l’ère passée. M. Witte n’a pas hésité. Le premier qui a disparu a été M. Pobiedonotzef, procureur général du Saint-Synode, dont l’esprit autoritaire, inflexible, réactionnaire et théocratique, a pesé si longtemps sur la Russie. Il n’y a pas eu, pendant les deux derniers règnes, d’autorité égale à la sienne : elle était politique et religieuse, ce qui en doublait la force et aussi le poids. M. Pobiedonotzef n’a pas participé personnellement aux pires scandales du régime ; il se contentait de les couvrir d’un voile sacré auquel il était interdit de toucher. Le principe autocratique était pour lui le premier de tous, ou plutôt le seul, et la moindre idée libérale un virus de corruption dont il fallait débarrasser le corps social par tous les moyens. On a vu où cela a conduit la malheureuse Russie. M. Pobiedonotzef était naturellement haï par les révolutionnaires et redouté par les libéraux. lia fait beaucoup de mal, avec de bonnes intentions sans doute, mais avec une intelligence trop étroite pour pouvoir s’appliquer impunément à la politique. Sa retraite devait être la garantie du gouvernement nouveau. S’il était resté en fonctions, on n’aurait pas cru à la sincérité de l’empereur, ou à l’indépendance de M. Witte. Lorsqu’on a appris, au contraire, qu’il disparaissait, on a commencé à respirer plus librement. Mais ce n’était pas assez :