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est résulté de tout cela d’effroyables désordres. On voudrait croire que les massacres d’Odessa et l’incendie de Cronstadt sont des cauchemars sans réalité ; mais, même en admettant qu’il y ait de l’exagération, comme cela semble certain, dans les dépêches qui nous ont raconté ces scènes de meurtre et de destruction, comment douter qu’il n’y ait là cependant une grande part de vérité ? La participation de la police aux désordres est un symptôme d’anarchie après lequel il semble qu’il ne puisse pas y en avoir de pires ; il y en a pourtant et on éprouve une anxiété encore plus vive en apprenant que les équipages de la flotte ont pris part aux incendies de Cronstadt, ou plutôt qu’ils en ont été les auteurs principaux. Il faut toutefois se garder de généraliser. L’esprit de la flotte est mauvais. On le savait déjà par la mutinerie de l’équipage du Kniaz-Potemkine, qui, après avoir assassiné ses officiers, a erré dans la Mer-Noire jusqu’au moment où il a trouvé un refuge dans un port roumain. La révolte de Cronstadt parait provenir d’une impulsion première analogue, mais elle a eu des suites plus étendues. Cependant elle est restée localisée, et les troupes de terre qui ont assuré la répression ont rempli leur devoir avec courage et avec fidélité. Ce sont là des phénomènes d’anarchie. Seule la grève générale a présenté des symptômes de révolution parce qu’on y apercevait un plan concerté et une idée directrice ; mais elle a cessé dès l’apparition du manifeste impérial où on a vraiment vu l’aurore de la liberté.

La situation n’en est pas moins très inquiétante, et notre seule espérance est qu’une crise aussi aiguë ne saurait se prolonger longtemps. Elle a, comme nous en avons déjà fait l’observation, des intermittences aussi imprévues que les explosions soudaines qui y font suite, et cette marche incertaine des choses déjoue tous les calculs, ou ne permet d’en établir aucun. C’est un spectacle tragique de voir un homme seul, M. Witte, faire tête à un pareil orage. La fortune l’a accompagné pendant presque toute sa carrière : puisse-t-elle ne pas l’abandonner aujourd’hui !


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.