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Ayant fait gloutonnemeni disparaître un régal de fromage, les deux pies attaquaient maintenant les gâteaux dispersés autour du samovar dont les lianes de cuivre accrochaient les derniers rayons du soleil.

— Non, ces gâteaux ne vous appartiennent pas, reprit-elle, en écartant les deux effrontées d’un geste de son éventail. Ils seront pour Lorinka.

A l’appel de son nom, Lorinka, un loriot familier au plumage vert glacé d’or, sortit, l’aile étincelante, de l’épaisseur du feuillage et vint picorer les miettes qu’on lui offrait. En sa qualité de vieille fille, Sophie Paulowna idolâtrait les bêtes, et toutes participaient plus ou moins aux friandises qui accompagnent le thé. Il y avait là, couché à nos pieds, Roland, un superbe chien de berger de la Beauce amené si loin à grands frais et dont les yeux tristes semblaient avoir conscience de l’exil. A ceux qui l’appelaient Rolinka, il refusait de répondre, joyeusement ému au contraire par l’accent d’une voix française. Auprès de lui Milocha, sa noire épouse, sortie d’une lignée féroce de chiens du Kurdistan, témoignait une fois de plus des oppositions de mœurs et de tempérament qui peuvent exister dans ce qu’on est convenu d’appeler un bon ménage. Celle-là n’avait jamais rêvé de moutons ; encore moins se fût-elle chargée de la garde d’un troupeau ; sa férocité native la portait à défendre contre toute incursion le bien de ses maîtres ; elle mettait à leur service des crocs terribles prompts à déchirer. Trois ou quatre métis issus de cette alliance franco-russe, rôdaient agressifs et mal élevés autour de leurs parens, pêle-mêle avec une tribu de chats qui ne montraient d’eux aucune crainte. La mère de cette trop nombreuse famille, Cocogna, était la favorite de la dame de céans qui faisait volontiers d’elle un panégyrique invraisemblable. Cette chatte, à l’en croire, était une chatte altruiste ; elle poussait au suprême degré l’oubli d’elle-même, l’esprit de sacrifice ; jamais elle ne touchait à la pâtée commune, avant de s’être assurée que chacun des autres eût sa part ; elle avait même servi de nourrice à un jeune chien abandonné. Peut-être y avait-il une part d’illusion dans les récits de la bonne dame, optimiste de nature et par système, mais il est vrai qu’en observant de près la vie des animaux ou plutôt en se mêlant intimement à cette vie on découvre chez eux des particularités surprenantes. L’extrême laideur de Cocogna était celle de tous les chats de ces parages :