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le peuple : cet homme lui avait enlevé son mari, qui délaissait son métier de sabotier pour chanter des psaumes, et c’étaient depuis, chez elle, le désordre et la ruine. L’ermite se changeait aussi en loup, en oiseau de proie : et, si absurdes que ces paroles nous semblent, rien ne répondait mieux à l’état d’âme de ces descendans de druides et de druidesses, qui croyaient fermement voir voler les sorcières, changées en corbeaux, par les nuits sans lune. Le moine enfin avait enlevé à Kében une fillette de deux ans ; il l’avait tuée pour se venger d’elle. Kében entrecoupait son accusation d’imprécations et de cris. Brune, le front barré, le regard fuyant, elle incarnait la haine tenace, féroce…

— Malheureuse ! s’écria la vieille femme qui l’avait déjà interrompue sur la grève, tu oublies qu’on te connaît. Si ton mari suit le moine, c’est pour trouver la force de vivre avec un démon tel que toi. Il s’en va, comme ils s’en iraient tous, parce que tu es une sorcière, une perdue. Et quant à ta fille, je croirais plutôt que tu Pas tuée de tes propres mains, dans un accès de démence.

Kében bondit, comme si elle avait marché sur un reptile :

— Que l’herbe de joie ne pousse plus sur ton chemin, la vieille, et que je sois confondue si je mens ! Est-ce que cet homme t’a payée pour le défendre ? Ne vois-tu pas que lui-même ne trouve rien à répondre ?

Gradlon regarda Ronan. Le moine n’avait pas fait un mouvement ; il n’avait pas prononcé une parole. Il priait avec une sérénité extraordinaire. Le roi s’irritait de cette paix. Pourquoi cet homme ne disait-il rien ? Se jouait-il de lui ? Ne savait-il pas qu’il avait sur lui droit de vie et de mort ?

La sorcière multipliait les faits. Elle appelait plusieurs des assistans en témoignage. Chose étonnante ! Quelques-uns avaient vu cet homme paisible entouré de loups qu’il menait, comme un troupeau d’agneaux, avec des paroles inconnues. Bien plus ! Dans l’humble champ qui touchait sa cabane, on le voyait atteler à sa charrue des taureaux sauvages qui, chaque matin, venaient d’eux-mêmes se remettre sous le joug. Le roi écoutait, attentif. Gwenc’hlan, à tâtons, se rapprocha de son maître : il chantait à demi-voix un poème dont il venait de composer les premières strophes et où revenait un refrain sinistre contre les prêtres et contre les chrétiens.

Et toujours le même silence ! Non un silence d’orgueil, mais