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ne croyant pour sa part qu’à la Russie agricole avec toutes les anciennes institutions émanées, disait-elle, de l’âme même du peuple. Il fallait favoriser le travail en commun, y compris les petites industries domestiques qui, exercées l’hiver, permettent à un village de fabriquer ce dont il a besoin, de ne rien devoir qu’à lui-même ; l’exode vers les grandes villes devait être empêché à tout prix. Qu’est-ce qui en est cause ? L’impossibilité pour le paysan de vivre du produit de la parcelle de terre qui lui revient ; elle était insuffisante déjà avant que la population ne se fût augmentée du double. C’est la misère qui disperse ces affamés, qui chasse les hommes vers les usines nouvellement créées et leur fait abandonner la terre.

Pleine de cette idée, Sophie Paulowna payait si bien ses Journaliers et avait organisé au profit de ses fermiers un système si désavantageux pour elle-même qu’elle en était venue à. être certainement une des personnes les plus gênées en leurs finances de tout Bouzowa. Ceux qui ne connaissent de la Russie que les grandes villes, ne savent pas quels sacrifices a souvent accomplis la noblesse de province pour atteindre des résultats que les économistes avancés d’aujourd’hui traitent de chimériques.

Très faiblement au courant de ces questions, je l’écoutais sans discuter faire l’éloge du mir et des artèles autonomes sur lesquels se fonde son système vieilli de régénération et de progrès.

Le bétail défilait toujours ; on ne voyait que lui sur la vaste étendue herbeuse rompue seulement par le petit bois qui donne son nom à la propriété.

— Elle ne rentre pas ! dit en s’interrompant Sophie Paulowna dont le regard n’avait cessé d’interroger l’horizon.

— Seriez-vous inquiète ?

— Oh ! non. Elle est avec Fédia. Et, même seule, elle serait capable de venir à bout d’un cheval plus vif encore que ne l’est Dourak. Je m’étonne seulement… mais regardez donc là-bas… Oui… Enfin, c’est elle, la voilà !

Les moindres objets sont de loin visibles sur cet océan de la steppe que rident à peine des vagues mollement soulevées. Je voyais en effet s’avancer sans hâte deux chevaux côte à côte. Peu à peu les figures qui les montaient apparurent plus distinctes ; en même temps l’un des chevaux, ralentissant son allure, se détacha de l’autre et se mit à le suivre.