Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/80

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rait avec lui le passé, ce beau temps de la jeunesse que, près de la tombe, on aime tant à faire renaître dans de suprêmes causeries ? L’hiver était venu précoce, avec une première tombée de neige ; la ville valait mieux pour elle-même que la campagne en cette saison. Tous les amis qu’elle négligeait d’ordinaire demandaient à la revoir. En somme, chacun parmi les siens disposait égoïstement d’elle comme on dispose toujours des vieilles filles, qui sont supposées n’avoir pas d’intérêts personnels. Et, naïvement heureuse de paraître indispensable, la bonne Sophie Paulowna se laissait retenir de semaine en semaine, persuadée que tout marchait à souhait sans elle à Bouzowa.

A peine cette confiance fut-elle ébranlée par une lettre ambiguë, perfide peut-être, à coup sûr goguenarde, qu’écrivit Morozov. Il avait été récemment faire un tour du côté de Bouzowa, et était entré pour se réchauffer un peu, ayant eu très froid à bicyclette. L’avantage de la bicyclette, c’est qu’on peut sans bruit s’introduire chez les gens en manière de trouble-fête. Il avait trouvé dans la salle à manger la petite Nadia qui, très attentive, écoutait aux portes… Péché véniel s’il en fut, car elle ne pouvait entendre, comme il l’entendit lui-même qu’un mazour joué par de jolis doigts agiles. Certain violon timide, encore incertain, accompagnait le piano. Nadia ayant jugé inutile de l’annoncer, il était entré à l’improviste, et les musiciens s’étaient brusquement interrompus. L’archet était même tombé des doigts du bon Fédia, beaucoup plus troublé que ne l’exigeait la circonstance, car n’était-il pas naturel qu’une personne généreuse et sans préjugés telle que W^ Walther se plût à cultiver chez lui le goût instinctif de la musique ? Elle avait très justement compris que la, musique adoucit les mœurs et que c’est là depuis Orphée un moyen de civilisation, auquel mordront facilement tous les Petits-Russiens. Pour sa part, n’admettant pas, sa marraine le savait bien, les ridicules et criminelles divisions de castes, il avait été heureux de rencontrer à Bouzowa ce bel exemple de rapprochement social. Et il l’avait dit à Mlle Walther en ajoutant que l’âge d’or commençait tout de bon, comme le souhaitait tant Sophie Paulowna, à régner en cette région privilégiée. Par malheur les complimens avaient été faits en français et Fédia s’était dérobé avec confusion à ce qu’ils avaient de flatteur pour lui aussi bien que pour la demoiselle. Il avait fui comme un coupable, honteux peut-être aussi d’avoir joué