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apprirent-ils à aimer les classiques de l’antiquité, Démosthènes, Plutarque et Cicéron ; on le voit, sinon à ses discours, du moins à quelques-uns de ses écrits[1]. Mais ce qu’ils ne lui apprirent certainement pas, ce qu’il apprit tout seul, aux heures dérobées, c’est à lire Jean-Jacques Rousseau, qui incendiait alors tant de jeunes imaginations : il embrasa la sienne d’un feu qui ne s’éteignit jamais.

Cependant le cercle domestique dans lequel il avait pris naissance, et celui dans lequel allait l’introduire son mariage, n’avaient rien de commun avec la littérature, si l’on en juge aux apparences ; et c’est ce qui déconcerte un peu, quand on essaye de démêler, dans le passé d’Isnard, les fils conducteurs de sa destinée. Issu d’un père qui devait à la fabrication et au commerce des savons une belle aisance, il n’avait pas encore tout à fait vingt et un ans, lorsqu’il épousa à Draguignan, le 24 novembre 1778, Françoise-Emmanuelle-Marguerite Clérion, fille d’un riche parfumeur en gros de cette ville : le même jour et dans la même église, son frère aîné conduisait à l’autel la sœur de Françoise-Emmanuelle. Suivant contrat passé la veille, la dot de la future se montait à 50 000 livres, tandis que le futur en apportait lui-même 85 000. Son beau-père l’associait aux affaires de son commerce pour cinq ans, sous la raison sociale Clérion et Isnard cadet, mais il se réservait la gestion de la caisse et la signature, vu la minorité de son gendre. A partir de ce jour et pendant plus de dix ans, une obscurité presque complète couvre l’existence d’Isnard[2]. Absorbé sans

  1. Je fais surtout allusion à sa philippique Isnard à Fréron qu’il publia en l’an IV, au retour de sa mission à Marseille : c’est un évident pastiche. Mais lorsqu’un des derniers historiens de la Révolution, rappelant l’action de la parole d’Isnard sur la foule, la traite de « rhétorique, » s’il entend par là l’art de s’échauffer à froid, de répandre une chaleur factice et empruntée sur ce que l’on dit, je conteste la justesse de ce reproche. Isnard est essentiellement un orateur : et j’accorde, si l’on veut, que jamais l’art oratoire ne comporta plus de déclamation ; mais c’est un orateur de premier jet, un des plus grands, le plus grand peut-être des improvisateurs de son temps. Si donc il y a de la chaleur dans ses discours, elle jaillit toujours, sans calcul, ni recherche, ni intermédiaire, du contact direct de son âme avec les événemens.
  2. Dans un roman de Ponson du Terrail que le journal Le Matin exhuma et publia en feuilleton en 1903, il est question d’une mystérieuse agression dont Isnard aurait été victime à sa bastide des environs de Draguignan, dans la nuit du 27 janvier 1787. C’est une « histoire de brigands » qui n’était connue de personne dans le pays (je le tiens de bonne source) et qui n’a laissé d’ailleurs aucune trace dans les documens.