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En elle, mille choses tendres battaient des ailes comme un vol d’oiseaux ; des choses pour lui seul, auxquelles elle songeait très grave, faisant et défaisant sous mille formes leur entrevue prochaine. Comme toutes les primitives, elle pensait en images ; et elle regardait en elle-même pour le voir sourire ou pour le voir trembler…

Elle avait tant à apprendre sur lui, tant à raconter sur elle ! Est-ce qu’il savait que le destin l’avait mis sur une route vierge, qu’aucun pas n’avait jamais foulée ? Non, pas même une ombre, ni une pensée, ni un souvenir. Est-ce qu’il savait que jamais elle n’avait souri aux admirations passionnées des hommes ? Et que, jusqu’à ces jours, elle ne s’était jamais réjouie d’être belle ? Elle lui raconterait combien de fois Gradlon avait voulu lui faire accepter tel ou tel chef puissant… Le lui dirait-elle, cela ? Non, plus tard, lorsqu’il ne serait plus dans les chaînes. Il apprendrait seulement qu’elle avait vécu jusque-là, fière, à l’écart des autres… Pourquoi ? Aurait-elle su le dire ? Est-ce que d’instinct elle l’attendait ?

Mais elle lui dirait aussi toute sa faiblesse pour qu’il sentît une grande joie à la protéger. Cette âme rêveuse et ardente chantait son poème, — comme tous ceux qui chantent ce poème, — à travers les hasards de chaque jour, puisant, à tout venant, de nouvelles raisons d’aimer. Elle se rappelait avec effort son épouvante de la forêt ; elle revoyait l’ombre sinistre des vieux chênes ; mais, à mesure qu’elle approchait de Rhuys, son effroi faisait place au fol orgueil de ses pères bravant la chute des cieux sur leurs têtes. Les cieux pourraient tomber quand Rhuys serait là ! Elle lui dirait bien qu’elle ne redoutait ni les bêtes fauves, ni le feu, ni le sang, ni la mort : mais elle tremblait devant les ombres qui passent, les voix qui pleurent, et les fantômes invisibles et hostiles qui vous regardent avec des yeux qu’on ne voit pas. Sans doute Rhuys l’aimerait encore plus pour cette faiblesse qui appelait sa force ; qui la ferait se blottir, craintive, les yeux clos, comme un oiseau sous son aile.

Il la protégerait. Elle, elle recevrait tout, pour tout donner. Elle se rendait compte, confusément, que cette âme héroïque et simple de soldat dépendrait d’elle, encore plus qu’elle ne dépendrait de lui. Dans cette race, où si longtemps les femmes étaient consultées, dans les assemblées, et décidaient du sort des peuples, leur influence morale s’était toujours maintenue, quoique sous