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une forme différente. Ahès sentait bien que Rhuys la considérait comme un être à part, d’une essence plus pure et plus haute, et que, dans l’esprit du Celte, elle se mêlait aux déesses et aux fées, et à ces belles mortes qui passaient, immatérielles et blanches, par les nuits d’étoiles. Elle avait besoin de cette adoration, comme elle avait besoin de sa protection. Il ne serait pas étonné d’apprendre d’elle des choses très belles et inconnues…

Ici la rêverie d’Ahès s’adoucissait encore. Oui, elle lui raconterait ce qu’elle avait vu à travers la lande. Elle lui parlerait de ce Christ qu’il ignorait, et dont les serviteurs étaient si bons !… Rhuys l’aimerait puisqu’il ne faisait que du bien, puisqu’il venait protéger, et défendre, et chercher à la sueur de son front, par les sentiers arides, tout ce qui était perdu, les brebis et les âmes. Et peut-être, pour Rhuys et pour elle, ce serait une joie, dans leur folle joie, de ne laisser ni souffrance ni misère partout où ils passeraient.

Que disait donc Gwennolé ! Mais on ne pouvait pas souffrir en aimant ainsi ! Au soir, le soleil éclairait de reflets de cuivre l’étendue sans fin de la mer, la lande déserte et jusqu’aux toits des huttes encore couverts de givre, réfléchissant en petites flammes courtes les derniers rayons. Ahès arrêta son cheval devant l’horizon sans fin. Elle se laissa envelopper de cette lumière d’apothéose, buvant la flamme, buvant la vie, toute nimbée d’or elle-même dans l’admirable blond roux de ses cheveux. Une fois encore elle se fondit dans une union étroite avec la nature, mêlant toute la poésie de son être à la poésie puissante des choses, et son rêve au vieux chant infini de la mer. Et elle resta ainsi de longs instans, très pâle, les yeux perdus, comme écrasée par la joie de vivre.

Or, à cette heure même où elle défaillait de joie, là-bas, dans les chaînes, Rhuys défaillait de douleur. Le druide, emporté par son exaltation fanatique, lui avait annoncé le grand honneur auquel les dieux l’invitaient. Il n’était pas besoin de ménagemens pour ces êtres les plus heureux de vivre et les plus heureux de mourir. Leur croyance à l’immortalité était si forte que seuls ils avaient entretenu parmi les barbares le dogme sacré. Pendant de longs siècles, la plupart d’entre eux mouraient à la guerre ; quelques-uns en sacrifice aux dieux ou en offrande volontaire pour leurs amis menacés : ils croyaient d’une foi ardente à la substitution possible, et, comme le disait le druide, à une vie