Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/845

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rares ! Et c’étaient des danses effrénées, des rires lourds ; toutes les passions mauvaises se déchaînaient, s’étalaient au grand jour, en eau dont on a rompu les digues.

Un moment le druide demeura devant eux, regardant et écoutant, les yeux hagards, les cheveux en désordre. On eût dit que le coup dont il avait frappé Rhuys pénétrait jusqu’à son âme. En vain Gwenc’hlan s’approcha de lui, l’interrogea : l’aveugle ne reçut aucune réponse. Le druide ne l’entendait pas. Il entendait seulement en lui des voix qui le déchiraient, et les cris d’orgie de ce peuple qui le soulevaient de dégoût. Il voulut échapper à cette obsession ; il se glissa à travers la foule ; il hâtait le pas. Une fois hors des murs, il courut. Il s’enfuyait de la fuite éperdue de Caïn. Bientôt, il s’aperçut qu’il tenait encore le couteau ensanglanté. Ses mains qui n’avaient pas tremblé à l’heure terrible, sous l’empire du fanatisme, le trouvaient trop lourd maintenant. Où le jeter dans la lande déserte, pour le faire disparaître à jamais ? Un dolmen était sur la route ; il le glissa sous la pierre. Il tomba épuisé tout auprès. Des gouttes de sueur perlaient à ses tempes ; il tressaillait au moindre bruit. Longtemps il resta ainsi, défaillant. Mais des voix arrivèrent jusqu’à lui. Des femmes jeunes et belles passaient sur le chemin. Que lui importaient la jeunesse et la beauté ? Hélas ! qu’en avait-il fait ? Il voulut se relever et fuir… Mais déjà Ahès était près de lui ; elle revenait avec sa vieille nourrice, un rayon de joie dans les yeux. Elle s’approcha. Elle regarda avec effroi l’homme sinistre éclaboussé de sang :

— Qui es-tu ? demanda-t-elle.

Il ne répondit pas. Il arrêta sur elle ses yeux, où toute l’horreur du drame semblait écrite. Elle s’écarta. Le rayon de joie mourut dans le regard de la jeune fille, pour toujours.

A peine arrivée à Ker Is, les chants, les danses l’entourèrent. Étonnée, elle passa au milieu du peuple. Elle arriva jusqu’au bord de la mer. Gwenc’hlan, debout au pied de la digue à moitié démolie, chantait des paroles tristes qui n’étaient ni ses chants de guerre, ni ses imprécations ordinaires contre les chrétiens.

Il disait :

« Que la vague brise avec fracas, qu’elle couvre le rivage. Si j’avais été heureux, tu aurais échappé à la mort.

« Que la vague brise avec fracas, qu’elle couvre la plaine. O mon fils, malheur à qui est trop vieux puisqu’il t’a perdu.