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« Doucement chantait un oiseau, sur un poirier, au-dessus de sa tête, avant qu’on le couvrît d’un tertre de gazon. Il brisa le cœur du vieux barde.

« O mon fils, à la vue perçante, tourment de ma pensée, ta mort me met en grande douleur… »

— Pourquoi chantes-tu ainsi, demanda-t-elle et pourquoi cette ville est-elle dans l’ivresse ?

— C’est à cause du sacrifice de l’aurore, répondit-il. Il n’y a rien eu d’aussi beau depuis longtemps ! Je ne vois pas ; mais j’entends ; et je ne l’ai pas entendu soupirer sous le couteau du druide.

— Qui ? Quel druide ? De quoi parles-tu donc ? insista-t-elle.

— Sur son sang, on pourra construire la digue qui mettra Ker Is à l’abri des flots, poursuivit le barde. Voilà pourquoi ils chantent tous. Sa vie pour leur vie !

— Et qui a-t-on tué ? demanda-t-elle indifférente.

— Le plus brave des prisonniers de guerre, Rhuys, fils de Lennok…

Comment le barde aveugle vit-il passer sur lui une ombre glacée ? Comment se recula-t-il instinctivement, balayé par la rafale ? Ahès fuyait, pareille aux biches qu’elle chassait la veille, qui emportaient dans leurs flancs le dard qui tue, et se terraient pour mourir sans témoins. Elle se laissa aller, inconsciente, jusqu’aux grottes voisines du gouffre. Elle y tomba, collée au sol. Et pendant des heures, ce fut un gémissement indistinct, un appel d’angoisse et d’épouvante : « Lui ! Lui ! Lui… ! »

Quand elle revint à elle-même, le jour baissait. Le premier choc avait été si terrible, si inattendu, qu’elle était demeurée longtemps anéantie. Maintenant une demi-lucidité revenait, et, avec elle, un redoublement de douleur. Depuis des heures, elle regardait, les yeux fixes. Elle voyait, à présent, ce qu’elle regardait. C’était une traînée sanglante qui suivait le long de la roche, comme une veine rouge dans le granit. Les lueurs du soir plaquaient l’Océan de taches de pourpre. Des vautours et des aigles volaient en cercle, s’approchaient des roches humides… elle savait pourquoi ils venaient à ces roches… elle essayait de les écarter de ce sang par ses cris. Mais Gwenc’hlan, là-haut, les appelait :

« L’aigle d’Eli élève la voix ; il est humecté du sang des hommes, du sang du cœur du fils de Lennok.

« L’aigle d’Eli pousse des cris cuisans cette nuit. Il nage dans le sang d’hommes blancs. Quels regrets j’éprouve !