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l’érudition de Joseph de Maistre, c’est d’être une érudition d’» amateur » ou d’ « homme du monde, » on veut dire amassée au hasard de ses lectures, et ces lectures elles-mêmes faites à l’aventure, sans objet précis, ni plan d’information. Et il se peut que ce soit la bonne manière de lire, ou du moins ce n’en est certainement pas une mauvaise, pour un « homme du monde, » qui ne demande à ses lectures que de le « divertir, » au sens élevé du mot, ou de compléter son expérience personnelle du monde et de la vie. Mais pour un écrivain, pour un « auteur, » c’est autre chose, et l’érudition ne va pas sans critique. Elle ne va pas non plus sans quelques scrupules qui paraissent avoir fait défaut à Joseph de Maistre. Qui croirait que, dans ce livre même Du Pape, où l’un de ses grands plaisirs est de contredire constamment Bossuet, Bossuet n’était cité que d’après les textes réunis dans son Histoire par le cardinal de Bausset ? Avant de dresser contre Bossuet les deux réquisitoires que sont le livre Du Pape, et celui de l’Église Gallicane, Joseph de Maistre a lu « des livres sur Bossuet, » mais il n’avait pas lu Bossuet. Voilà une singulière manière d’entendre la critique, et M. Latreille a eu certainement raison d’y signaler un des défauts Du Pape. Joseph de Maistre a certainement beaucoup lu, mais il a lu sans choix, pour ne pas dire sans discernement ; et il a lu beaucoup de choses qu’il eût pu se dispenser de lire, mais il n’en a pas lu quelques-unes qu’il eût dû lire. »

M. Latreille a-t-il également raison dans le reproche qu’il fait à l’auteur Du Pape d’aimer à invoquer contre ses adversaires leur propre témoignage, et par exemple, à tirer des auteurs protestans des preuves ou des commencemens de preuves en faveur de l’infaillibilité pontificale ? J’ai des raisons personnelles d’être sensible à ce reproche, et, en effet, c’est M. Latreille lui-même qui, pour mieux se faire entendre, compare en ce point la « méthode » de Joseph de Maistre à celle dont j’ai cru devoir user dans un livre qui a pour titre l’Utilisation du Positivisme. Ce qui le scandalise donc, dans mon livre et dans celui de Joseph de Maistre, — on me pardonnera le rapprochement, puisqu’il n’est pas de moi, — c’est que nous ne nous fassions pas une loi de prendre les déclarations de nos adversaires dans le sens où ils les ont prises eux-mêmes, et qui résulte, avec cela, de l’ensemble même d’opinions ou d’idées dont ces déclarations font partie. « Car, nous dit-il en propres termes, une idée, qui fait partie d’un système ne peut pas en être isolée, pour être interprétée suivant l’ingéniosité d’un commentateur, quelque sincère qu’il soit. Elle a une valeur relative, qu’il faut, pour ainsi dire, respecter. La seule manière scientifique d’utiliser les aveux d’un adversaire, c’est de leur rendre la valeur logique qu’ils avaient dans l’ensemble d’une