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II

Ignorer la Lanterne n’était point praticable, car alors ses dévergondages de paroles fussent arrivés à un tel point qu’à moins de tomber sous le mépris public, on eût été obligé de les connaître et de les réprimer ; puisqu’on était, tôt ou tard, condamné à une exécution, il fallait l’opérer incontinent, et employer la corde destinée à pendre l’Empire à pendre la Lanterne elle-même. La liberté n’y eût rien perdu, car l’ordre moral est aussi une de ses conditions, et la Lanterne en tenait trop peu compte. Au lieu de cela on eut recours d’abord à un moyen misérable : n’osant pas frapper l’œuvre, on essaya de déshonorer l’auteur ; on fit signer et répandre, par des hommes du bas-fonds, des calomnies contre Rochefort, calomnies tellement stupides que les tribunaux durent en faire justice par de sévères condamnations. — « Le pauvre ! pécaïré ! comme on dit dans mon pays, ils veulent le perdre parce qu’il les démasque ! » Et la Lanterne monta aux nues. Alors on brandit sur l’engin maudit une épée de bois : on interdit sa vente dans les kiosques. La vente chez les libraires tripla. Invention plus spirituelle : on imagina de lui infliger d’interminables communiqués. Rochefort, que je n’avais jamais vu, m’aborde dans la salle des Pas-Perdus et me demande conseil. Je lui répondis qu’il était obligé d’insérer. Il les inséra en caractères minuscules, en fit des gorges chaudes, et le public de dire : « Ah ! comme ils le craignent, ils le traitent d’égal à égal ! » Et tous les samedis, dans les gares, sur les boulevards, le petit livre flamboyait dans les mains de milliers de lecteurs.

Quelques délicats résistaient à l’entraînement. Doudan écrivait : « M. de Rochefort n’a pas le même style que M. Paradol. Ses brochures du samedi ont une vogue extraordinaire. Sa hardiesse à tout dire est le trait principal, mais il est bien singulier qu’un public qui a eu, sur les affaires du pays, les pamphlets de Courier, de Benjamin Constant, qui a pu lire Swift et Junius, se prenne de passion pour ces clameurs, légitimes, il est vrai, mais terriblement vulgaires. Ses ennemis mêmes disent que, sans être un sage, c’est un homme incapable de jouer un double jeu et qu’il satisfait simplement sa haine. Il est extraordinaire que le gouvernement, qui a une sixième chambre pour châtier même l’innocence, ne s’en