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humaine est impuissante à réagir malgré le défilé sublime des Socrate, des Thraséas, des Cicéron, des Caton, des penseurs et des martyrs qui protestent au nom de la religion immolée, de la morale blessée, du droit écrasé sous la botte d’un soldat. »

Comme le président écoutait placidement cette éloquente diatribe, l’avocat impérial s’agite, se retourne, lui fait signe d’intervenir. Alors le président d’un ton presque encourageant : « Maître Gambetta, je vous ferai observer que vous ne tenez pas la promesse faite en commençant de ne pas vous laisser entraîner... Je vous invite à continuer, mais avec plus de modération. » Gambetta, considérant cet avertissement comme un laissez-aller, en remercie le magistrat et, à la façon d’un cheval qui s’anime au bruit de son propre galop, donnant à son action oratoire une effrayante intensité, il couvrit toutes les interruptions par le fracas tonitruant d’une formidable impétuosité oratoire : « On n’a pas sauvé la France... On a trompé Paris avec la province ! on a trompé la province avec Paris ! On lançait à travers tous les départemens cette nouvelle que Paris était soumis. Soumis ! il était assassiné. Soumis ! on le fusillait, on le mitraillait... Il y a d’ailleurs quelque chose qui juge nos adversaires. Écoutez ! voilà dix-sept ans que vous êtes les maîtres absolus, discrétionnaires de la France, — c’est votre mot, — nous ne recherchons pas l’emploi que vous avez fait de ses trésors, de son sang, de son honneur et de sa gloire, nous ne parlerons pas de son intégrité compromise, mais ce qui vous juge le mieux, parce que c’est l’attestation de votre propre remords, c’est que vous n’avez jamais osé dire : Nous célébrerons, nous mettrons au rang des solennités de la France le 2 décembre comme un anniversaire national ! et cependant tous les régimes qui se sont succédé dans ce pays-ci se sont honorés du jour qui les a vus naître : ils ont fêté le 14 juillet, le 10 août ; les journées de juillet 1830 ont été fêtées aussi, de même que le 24 février ; il n’y a que deux anniversaires, le 18 brumaire et le 2 décembre, qui n’ont jamais été mis au rang des solennités d’origine, parce que vous savez que, si vous vouliez les y mettre, la conscience universelle les repousserait. Eh bien ! cet anniversaire dont vous n’avez pas voulu, nous le revendiquons, nous le prenons pour nous ; nous le fêterons toujours, incessamment, chaque année ; ce sera l’anniversaire de nos morts jusqu’au jour où le pays, redevenu le maître, vous imposera la grande expiation nationale au nom de la liberté, de l’égalité, de la fraternité. »