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XVI

Le second reproche qu’on m’adressait était de justifier ma conduite par des citations empruntées aux grands politiques de plume et par des exemples tirés de la vie des grands politiques d’action. Un caricaturiste me montrait en admiration devant une image de Mirabeau et m’écriant : « Suis-je assez Mirabeau ? » Il fut un temps où le comble de la distinction était « de rapiécer ou rapetasser son discours de passages grecs ou latins »[1], d’écrire avec une vaine ostentation de savoir, en une façon « toute marquetée de passages divers. » La plupart des écrivains ressemblaient à « celui qui ayant besoin de feu en irait quérir chez son voisin et, y en ayant trouvé un beau et grand, s’arresterait là à se chauffer, sans plus se souvenir d’en rapporter chez soy », ou bien encore à ces oiseaux qui vont, « pillotant la science dans les livres et ne la logeaient qu’au bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement et mettre au vent »[2]. D’un aveu général cet usage a été déclaré barbare et rejeté. Cependant le charmant esprit qui l’a le mieux combattu, Montaigne, est, si je puis dire, un des pères de la citation. Les plus grands écrivains du XVIIe siècle en sont coutumiers. Bossuet ne saurait être trop étudié sous ce rapport. L’antiquité et les livres saints sont l’accompagnement habituel de ses discours, mais comme ils s’y confondent, ils ne les ralentissent parfois un peu que pour leur donner le retentissement lointain. Chateaubriand en a été prodigue. « C’est qu’il ne faut pas croire que l’art des citations soit à la portée des petits esprits qui, ne trouvant rien chez eux, vont puiser chez les autres. La mémoire est une muse ou plutôt c’est la muse des Muses. » Citer à tort et à travers, en violentant le mouvement naturel des idées ou en le surchargeant mal à propos afin d’étaler son érudition, est une manie ridicule, ce fut celle du XVIe siècle. Au contraire, citer à propos, lorsque la citation sort des nécessités du sujet, en l’incorporant tellement à ce qu’on écrit soi-même, qu’on ne l’en distinguerait pas sans les guillemets indicateurs, c’est un art précieux. A tout prendre, je

  1. Pasquier, Lettres, l. III, lett. 12.
  2. Montaigne, I-XXIV.