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donner les uns aux autres, à les classer, à les hiérarchiser, à les opposer : elle apporte même à ce jeu je ne sais quelle coquetterie obstinée et féroce ; et si nous la laissions faire, il n’y aurait pas deux êtres, dans le monde, qui se pussent considérer comme semblables. Et au nom de quoi nous opposons-nous, quand nous le faisons, aux débauches de la nature, aux divisions, aux séparations, aux oppositions qu’elle crée et entretient parmi les hommes ? Serait-ce au nom de la raison ? « Notre raison, affirmez-vous, ne comprend comme idéal que l’égalité. » La raison de qui ? La raison d’Aristote ou celle de Platon ? La raison de Hobbes ou la raison de Joseph de Maistre ? La raison d’Auguste Comte ou la raison de Renan ? Il serait pour le moins étrange que la « raison » des plus intelligens ou des plus clairvoyans d’entre les hommes n’eût point aperçu ou seulement soupçonné cette fameuse loi d’égalité que vous proclamez, et que, loin de voir dans l’égalité un idéal, elle y eût vu le signe et comme le dernier terme de l’anarchie. Vous dites encore : « La raison nous révèle qu’il n’y a pas d’homme semblable à la brute. » Je vous citerais tel explorateur, ou tel voyageur, dont la « raison » a failli sans doute en chemin, mais qui s’accordent à reconnaître l’existence sur la planète d’êtres à face humaine dont l’intelligence et la moralité ne dépassent guère, si même elles les atteignent, l’intelligence et la moralité qu’on observe chez les ouistitis. Mais quand même on vous accorderait qu’il n’y a pas d’homme semblable à la brute, il resterait que les hommes à l’état de liberté, — à l’état de nature, comme on disait au XVIIIe siècle, — sont aussi différens les uns des autres qu’une espèce de roses l’est d’une autre espèce, ou qu’une race de chiens l’est d’une autre race, et qu’on ne voit pas très bien pourquoi on les traiterait pareillement, ni pour quelle « raison » il les faudrait amener à se traiter entre eux de « semblables. » Concluons donc que l’égalité, pas plus que la charité, ne s’impose à proprement parler, et ne prend un sens, pour quiconque rejette l’enseignement « théologique, » ou en prétend ramener la teneur à des vérités « de l’ordre naturel. »

Tant il est vrai qu’on n’échappe au « surnaturel » que pour en éprouver tôt ou tard l’invincible besoin. On ne dira jamais, en effet, à quel point est illusoire la méthode de ces « laïcisateurs » auxquels n’aura manqué ni la bonne volonté, ni, à vrai dire, l’intelligence, mais simplement une certaine notion de leur pouvoir et un peu d’humilité. Car si la « théologie » est décidément