Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 33.djvu/363

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de toutes choses. C’était le corps d’un pèlerin, lié par les pieds, dans sa rude enveloppe de chanvre, que l’on transportait ainsi hors du Canal où l’on ne doit point laisser ses morts. Sans doute ce musulman qui remplit son vœu de Hadji en visitant la Mecque, s’était-il laissé mourir ce matin même, au sortir de Suez. Maintenant, il dort au fond de la Méditerranée son éternel sommeil, pour le grand préjudice du vautour fauve, victime, en la circonstance des édits sanitaires qui protègent la grande voie de transit jadis percée par ses adorateurs, puis obstruée par les conquérans orientaux, enfin rouverte par M. de Lesseps. Au temps où l’isthme de Suez servait de voie de terre, les vautours ne voyaient point leur attente frustrée.

A mon grand regret, je ne pus observer longtemps mon Gyps fulvus. Le paquebot, un instant arrêté, se remit à marcher. Tout s’obscurcit sous le vent qui chassait le sable, brusquement. Nous fûmes pris dans un nuage de poudre roussâtre, et la température, douce jusque-là, devint étouffante. Cela nous présageait une mauvaise traversée de Mer Rouge. Il n’en fut rien. Nous eûmes des nuits presque fraîches. Puis dans l’Océan indien la mousson nous prit, nous berça sous des torrens de pluie. Mais quelques éclaircies me valurent de curieux spectacles. Je pus voir, avant d’atteindre aux Laquedives, une flotte d’argonautes. C’est chose plaisante que ces coquilles pâles s’avançant par rangs, toutes voiles déployées, telle une escadrille de galères. Les légers mollusques prennent le vent au moyen de leurs bras véliformes, mais ils ne font que s’en aider. Au vrai, ils progressent à la surface des flots par bonds, d’avant en arrière, en rejetant l’eau par leur entonnoir. Ou bien, ils rament au moyen de ces mêmes bras élargis. Vienne le moindre danger, l’argonaute se rétracte, plonge et disparaît. Seules les femelles sont munies de cette jolie coquille enroulée, symétrique, concentriquement plissée, de la grosseur d’une pomme. Les mâles, longs à peine d’un centimètre, ressemblent à de petits poulpes, ils ne possèdent ni coquille, ni bras épanouis en voiles.

Quoique les navires à vapeur effrayent les bêtes de la mer qui s’en tiennent toujours à de grandes distances, j’ai eu la bonne fortune de voir distinctement quelques gros cétacés et deux de ces grands scombres voisins des Xiphias ou poissons-épées, dont la mâchoire supérieure est prolongée en une immense pointe. Ces