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Les coteaux de Lady Horton sont couverts d’une végétation assez dense qui reproduit en miniature celle des forêts de l’intérieur. Les clusiacées, magnoliacées, ébénacées et d’autres essences dressent leurs troncs hauts et grêles le long des chemins et se relient aux buissons par des plantes grimpantes telles que des Eutada, Pathos, Freycinetia et Medinilla. Les grands Dipterocarpus et des malvacées non moins puissantes forment des voûtes au-dessus d’allées ombreuses où le sol humide, spongieux, manque sous le pied. De chaque feuille des arbustes s’allonge vers vous une petite sangsue verte et brune, à raies jaunes [Hœmatodipsa zeylanica], qui s’attache aux vêtemens, passe sous eux, se fixe sournoisement à la peau et ne se laisse tomber qu’une fois gorgée de sang. Ces minuscules vampires, semblables à une chenille arpenteuse, entament la peau avec un tel art, qu’on ne sent point leur attaque. La morsure n’est pas douloureuse. Et si le sang ne continuait pas de couler après que la perfide créature vous a quitté, on ne s’apercevrait pas du dommage.

Combien de fois, jadis, dans les forêts de Java et de Sumatra n’ai-je pas été victime de ces sangsues ! Aujourd’hui, leur ponction m’est presque agréable, pour me rappeler ces solitudes magnifiques que je ne reverrai jamais plus, pour cette raison surtout que les défrichemens du planteur détruisent de jour en jour ces superbes forêts vierges dont les lisières me fournirent tant de remarquables spécimens d’animaux rares et curieux.

Je dis les lisières, car, et vous le savez tout comme moi, dans les forêts vierges, on ne trouve absolument rien. Chacune d’elles est un désert de verdure où manquent et l’air et la lumière, où aucun animal ne peut trouver à vivre. Les troncs abattus par la vieillesse pourrissent lentement, se résolvant en terreau, sans que les larves d’insectes ou les myriopodes concourent à leur dissociation. Ni oiseaux, ni mammifères, ni reptiles, pas une mouche, pas un papillon. En Nouvelle Guinée, j’ai marché des heures, il m’en souvient, sous des arceaux de verdure, dressés sur des colonnes lisses, droites, hautes de plus de deux cents pieds, et qui ne laissaient point tamiser les rais du soleil. Dans une buée bleuâtre, j’avançais, enfonçant parfois dans l’humus jusqu’à mi-cuisse, y voyant tout juste assez pour suivre le Papou agile qui me montrait le chemin. Autour de nous le silence régnait, plus lourd que la température étouffante, on eût pu entendre tomber les gouttes de