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pacotille, au jour cru de la vérandah, apparaissait dans la splendeur de ces fées qui, pour tenter les solitaires ascètes, émergent avec un chant d’oiseau du calice des fleurs. C’était bien elle la reine de Saba qui troubla le bienheureux Antoine, abbé du désert. Symbole de l’Inde, mystérieuse et sensuelle, où la nature flatteuse et hostile attire sans cesse l’étranger pour le prendre et le garder dans son sol, de l’Inde qui garde tout, ses envahisseurs comme les enfans de sa terre, la danseuse de Çiva semblait me dire : « Regarde-moi, étranger tout à la fois puissant et fragile, impur à mon regard autant que le dernier des parias. Je suis le génie familier de la pagode, et mes pas harmonieusement comptés réjouissent le dieu qui sommeille au fond du sanctuaire où tu ne pourras jamais pénétrer. C’est pourquoi je me ris de toi en t’honorant pour la forme. Tu voudrais, peut-être, nous arracher nos secrets, pénétrer nos mystères, dévoiler nos symboles. Illusion ! C’est Maïa seule qui te guidera et elle t’abandonnera bientôt dans les ténèbres, Tu entreras, mais sans dépasser le seuil, tu verras peu, tu entendras moins, tu ne comprendras rien et tu t’en iras au regret, pareil à tous ceux qu’a épuisés le désir de délier la ceinture de la déesse. Elle s’est résolue entre leurs mains comme la sacrée Ganga a fui entre les doigts de Çiva, comme la fumée du brasier que prétend retenir le poing fermé de l’enfant, comme le nuage qui passe en changeant sa forme, comme le souffle de la brise qui ride la surface des eaux. Réjouis les yeux, voyageur, mais n’oublie pas que c’est là se désaltérer au mirage ! »

Oui, sans doute, petite bayadère aussi fluette et fragile que ces figurines de pâte, peintes et dorées à merveille par la main, habile des mouchys, tu es bien le génie familier de l’Inde. Je vénère en toi la contrée-mère, luxuriante et aride, ses cités aussi vite élevées que détruites, ses temples dont une moitié disparait sous l’or tandis que l’autre tombe en ruines, ses routes et ses rues où se coudoient l’infirme lépreux chargé de tous les maux dont souffre l’homme, et l’altière brahmine alourdie par ses entraves d’or. Je vénère en toi l’Inde toujours asservie et toujours libre, rebelle à ce que l’humanité moderne prétend appeler le progrès. De toi s’exhale un charme lourd et mystérieux comme les effluves des fleurs de ton pays dont le parfum nous plonge dans une pernicieuse ivresse...

Mais la voix du commissaire, ceinturé de l’écharpe tricolore, m’arracha à ma rêverie. Il m’apprend que la danseuse me remercie