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encore pour la pièce d’or. Et je vois la bayadère installée sur le temple flottant de son dieu. La Péri jouit, ce semble, d’un assez mauvais caractère. Adossée à l’autel de Çiva, elle glapit, jure contre un porteur de flambeau dont le pied a froissé le sien, dans la presse. Le radeau se met à glisser sur l’eau. Doucement halé par les Hindous qui tirent les cordes, il côtoie le bord, écartant la foule des baigneuses dont les épaules brillent sous la lumière des torches.

Merveilleux spectacle que ce temple lumineux filant sur le lac ! On croirait voir ces châsses miraculeuses des légendes qui traversaient les eaux en les éclairant, pour la confusion des infidèles. La surface sombre de l’étang réfléchit les traînées de feu. La foule applaudit. A ses cris de joie succède le fracas des trompes. Puis les gongs résonnent, les tambours battent. Les doucines et les flûtes commencent de jouer, et d’une voix monotone les six bayadères célèbrent les vertus des dieux. Leurs voix ne cessent de se faire entendre tant que le radeau vogue autour des gradins de l’étang. Il doit en faire sept fois le tour. Voici le premier voyage accompli. La pagode flottante s’arrête devant le grand perron. L’aspect est féerique. Des feux de Bengale allumés aux quatre angles de la pièce d’eau ensanglantent l’horizon, les premiers plans semblent fondre dans une fournaise. Devant l’autel, les Brahmes brûlent le camphre qui monte en flammes vertes, l’autel resplendit, tel un bloc de métal en fusion. Mais l’embrasement rouge domine tout. On dirait une ville en flammes dont le peuple envahit les places. Les bayadères, aux pieds de Çiva, paraissent des princesses captives chargées de chaînes d’argent. Immobiles, dans leur attitude d’idoles, elles continuent de chanter. Leur mélopée plaintive monte comme des supplications d’esclaves, leurs yeux brillent ; on croirait voir des larmes en tomber par cascades sous la clarté aveuglante de l’atmosphère empourprée.

Toujours je reverrai le pagotin d’or glissant sur l’eau noire, pareil à une image de rêve. Et j’ai pensé aux fêtes de Moloch dévorateur, aux temples de Babylone avec ses hiérodoules prostituées, aux temples de Troie s’abîmant dans les flammes, écrasant dans une ruine commune les autels et les prêtresses suppliantes serrées en troupeau aux pieds de leurs dieux impuissants, j’ai vu Ulysse et Diomède ravissant le Palladium, Ajax et Cassandre, les reines traînées, joyaux de chair et d’or, j’ai entendu la voix puissante des vainqueurs, les plaintes et les prières inexaucées des vaincus...