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des indications de nature à nous faire comprendre en quels termes se posent aujourd’hui les divers problèmes dont l’ensemble constitue la « question d’Orient. »


I

A travers les complications orientales, si l’on veut chercher un fil conducteur, il faut d’abord se rendre compte de la contradiction initiale qui pèse sur la politique européenne dans l’Empire ottoman et qui l’oblige, quoi qu’elle fasse, à se désavouer sans cesse elle-même ; elle consiste dans la coexistence, lorsqu’il s’agit de l’Empire turc et de son avenir, de deux états d’esprit contradictoires dont l’un conduit à la « politique d’intervention, » l’autre à la « politique d’intégrité. » La première s’inspire d’un idéal abstrait, religieux, philosophique, humanitaire, et elle est multiple en ses aspects : jadis elle a fait les croisades, et la laïcisation de la politique européenne n’a pas réussi à faire disparaître le sentiment obscur d’une solidarité nécessaire des peuples chrétiens en face des non chrétiens ; souvent, même dans l’histoire tout à fait contemporaine, ce ressouvenir de l’unité perdue s’est manifesté. À ces survivances du vieil idéal de la Chrétienté s’est substitué, ou plutôt s’est superposé, depuis la Révolution française, un élément nouveau : le droit des peuples, les droits de l’humanité sont devenus, pour les partis « libéraux » ou « révolutionnaires, » un prétexte à faire campagne contre les « tyrans, » les oppresseurs, et, en particulier, contre les Turcs. La politique d’intervention aurait pour terme l’expulsion des Turcs de tous les pays où ils ne sont pas en majorité et l’affranchissement de toutes les « races opprimées. »

Si attrayant est le but, si simples les moyens, si définitives les solutions, en apparence tout au moins, que la tâche est rendue singulièrement ingrate aux tenans de la politique d’intégrité. Celle-ci est plus difficile à définir, puisqu’elle ne se réclame d’aucune doctrine et qu’elle a pour règle l’utilité et pour fin l’intérêt. Elle est opportuniste et prosaïque ; elle sait que les grands élans de générosité soulèvent parfois le monde, mais qu’il retombe bientôt dans le terre à terre de la vie matérielle et dans la réalité cruelle de la lutte pour l’existence : elle sait que les peuples, comme le bonhomme Chrysale, vivent d’abord de bonne soupe. Elle n’est cependant pas dépourvue d’idéal, puisqu’elle