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la résistance et les angoisses de l’âme, ressentent passivement les rébellions et les émotions de la chair[1]. »

Mais ce n’est pas seulement le sens de l’amour qui vient troubler l’âme et l’arracher à l’union divine ; tous les sens conspirent contre elle ; la vue qui la retient aux somptuosités de ce monde et qui lui en apporte les images, même quand les yeux sont clos pour la prière ; l’ouïe qui se plaît aux vains propos, aux médisances, à tous les bruits frivoles ou sensuels de la terre ; l’odorat, le goût, le toucher, viennent tour à tour ou ensemble tirer l’âme vers le monde, la harceler dans sa retraite et l’angoisser dans son repos. Alors le mystique prend en horreur ce corps d’où montent sans cesse tant de désirs vains ou mauvais, il le traîne comme un boulet de misère, et il rêve de s’en affranchir en lui refusant la nourriture, en l’humiliant, en le torturant ; mais le corps ne peut se faire oublier, et, pendant longtemps, il est, pour beaucoup de mystiques, la source des plus grandes souffrances.

En présence des mêmes contradictions[2], bien des hommes trouvent leur repos dans l’indifférence et se contentent de vivre sans y penser. Ceux qui réfléchissent davantage les concilient par des doctrines philosophiques ou religieuses qui font une place à l’égoïsme et une place à la charité. Mais le mystique ne peut se tenir à cette solution commune ; ce qu’il cherche, ce n’est pas une philosophie ou une religion qui lui permette d’être tantôt à lui-même et tantôt aux autres, de jouir du présent qui passe en attendant l’avenir. Sa conscience est trop délicate, sa sensibilité trop aiguë, son inquiétude nerveuse trop profonde pour qu’il puisse prendre son parti de cette diversité. Peu lui importe qu’elle s’explique dans un système ou dans une religion ; pour lui, le difficile, l’impossible, c’est de la vivre, et ce qu’il demande c’est de s’en affranchir ; or, il ne peut s’affranchir que par un sentiment qui établisse dans son âme la stabilité et l’unité dont il a besoin, et ce sentiment ne peut être que l’amour de Dieu.

Il faut que ce sentiment soit assez fort pour vaincre les instincts les plus vivaces de l’égoïsme et de la chair, et nous avons

  1. La Nuit obscure, I, IV.
  2. On trouvera dans le livre du regretté Murisier une analyse assez exacte de quelques-unes de ces contradictions (les maladies du Sentiment religieux, Paris, F. Alcan).