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morale n’est aussi que contradiction et que trouble. Tous les moralistes ont opposé la brièveté de la vie à notre désir d’immortalité, le caractère fugitif des joies terrestres à notre soif inapaisable de bonheur ; or cette contradiction de la pensée humaine qui a fait la religion, les mystiques la connaissent mieux que personne, car ils la vivent, ils la ressentent dans le plus profond de leur cœur ; et, par-dessus les bonheurs qui finissent, ils aspirent sans cesse au bonheur qui ne finit pas. C’est ainsi que François Bernadone, qui devait être saint François, raillé par des compagnons de fête tandis qu’il méditait dans une rue d’Assise, et leur entendant dire : « Il songe à prendre femme, » leur répondit avec un sourire qu’ils ne lui connaissaient pas : « Oui, je songe à prendre une femme plus riche, plus belle et plus pure que vous ne sauriez jamais l’imaginer. »

Mais chez la plupart des mystiques, la victoire du ciel ne s’opère pas sans luttes ; la terre résiste et triomphe au moment même où le ciel pouvait sembler vainqueur ; un amer dégoût d’eux-mêmes se mêle alors aux joies passagères qui les ont séduits, et l’incertitude de leur volonté produit un état plus douloureux que les oscillations de leur vie nerveuse, car ils ne peuvent échapper un seul instant à la contradiction de leur propre cœur. Pendant plus de vingt ans sainte Thérèse a connu ce genre de souffrances ; Mme Guyon s’en plaint à plusieurs reprises ; et, bien que tous les mystiques ne puissent les analyser avec précision, je n’en connais aucun qui ne les ait profondément éprouvées.

Enfin, le mystique souffre profondément de sentir présentes et vivantes dans son cœur ces inclinations contraires qui sont au fond de la nature humaine et qui s’expliquent à ses yeux par l’origine divine et par la chute de l’homme.

Il veut aimer les autres, se dévouer pour eux, et il se sent prisonnier de son égoïsme. Il rêve une vie pure, austère, consacrée tout entière au bien, et il se sent tenté par la passion qu’il veut fuir entre toutes. Réfugié dans l’oraison, il demande à Dieu de le défendre, et au moment même où il se croit en sûreté, il s’aperçoit que sa sensibilité est plus forte que lui. Saint Bonaventure nous parle de ceux qui, au milieu des affections les plus spirituelles, sont troublés par les émotions de l’amour charnel, et saint Jean de la Croix nous dit : « Il n’est pas rare que l’esprit soit recueilli en oraison avec Dieu, tandis que les sens, malgré