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salons : plus splendides, plus intacts, plus parfaitement « vénitiens » et « quattrocentistes » que lorsque les admirait Philippe de Commines ! Et n’avait -elle pas toute la portée d’un symbole, cette petite paysanne allemande qui jadis, à Munich, m’a appris qu’elle était engagée à Venise, pendant « la saison, » pour aller faire de la dentelle « vénitienne «  dans un fameux atelier voisin du Rialto ? Nuit et jour, l’adorable fée de l’Adriatique continue à chanter, à danser, à ravir les cœurs : mais, avec tout cela, elle est morte ; et c’est ce que ne peuvent s’empêcher de sentir, tristement, ceux qui l’aiment, sous la gaîté brillante, trop brillante, du « sépulcre blanchi » qu’elle est devenue.

Elle est morte il y a tout juste cent ans : ou plutôt il y a cent ans que, très gravement malade depuis plus d’un demi-siècle, elle a reçu un dernier coup, dont il ne lui a pas été possible de guérir. Ce coup lui a été porté par Napoléon, sous la forme d’un décret qui la condamnait, en 1806, à fermer ses couvens et toutes ses communautés religieuses. Dépouillée de son ancienne grandeur et de sa liberté même, réduite à ce rôle humiliant de vassale qu’elle avait fièrement rêvé d’imposer à tout le reste des cités italiennes, Venise, jusque-là, s’était pourtant obstinée à vivre, toujours alerte, hardie, pleine de foi dans son étoile et dans l’impérissable génie de sa race : le décret de Napoléon acheva de la tuer. Et comment n’aurait-il pas tué une ville dont toute la vie sociale, de tout temps, — et plus, peut-être, que nulle autre part, — était née et s’était développée sous l’étroite dépendance de sa vie religieuse ? Il suffit de lire, dans l’excellent Carpaccio de MM. Molmenti et Ludwig[1], les chapitres consacrés à l’organisation des confréries laïques de Venise, depuis l’aristocratique société de la Calza jusqu’aux diverses scuole bourgeoises et populaires, pour comprendre l’influence décisive que n’a pu manquer d’avoir, sur les destinées d’un peuple déjà usé et affaibli, la brusque suppression de ces couvens à l’ombre desquels, de génération en génération, toute famille s’était accoutumée à travailler comme à se reposer, à entremêler commodément ses journées d’exercices pieux et de parties de « sorts. » Aussi l’agonie fut-elle rapide, dès ce moment, rapide et navrante. Récits de voyageurs, tableaux et gravures (recueillis au Musée Civique), toute sorte de documens nous font assister, presque jour par jour, à la transformation de la plus vivante des villes en un cimetière. Les églises s’écroulent, ou se vident de ce qu’elles avaient gardé de leurs monumens ; autour d’elles, les cloîtres sont remplacés par de misérables

  1. Voyez la Revue du 15 janvier 1906.