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maisons, quand ce n’est point par des squelettes de fabriques, dont la plupart font banqueroute avant d’être sur pied ; les palais, délaissés ou habités à contre-cœur, ne se défendent plus contre l’attaque insidieuse de l’eau, leur tenace ennemie ; et sans cesse nous avons l’impression qu’un sommeil plus profond, plus lugubre, s’étend sur ces canaux et ces places où, tout à l’heure, s’agitait la délicieuse parade comique des Longhi et des Goldoni.

Encore Venise, comme je l’ai dit, a-t-elle toujours eu soin de cacher les signes de sa mort ; mais force lui a été d’abandonner à leur destin la troupe tout entière de ses sœurs, ces glorieuses et vénérables îles qui, durant les siècles, avaient partagé ses souffrances aussi bien que ses fêtes, et que nous voyons se serrer doucement, tendrement, autour d’elle, dans la charmante carte de l’Isolario de Benoît Bordone. Chacune de ces îles a sa physionomie propre, dans la carte historiée, depuis Torcello jusqu’à Chiozza, depuis Sainte-Hélène jusqu’à Saint-Second ; et chacune, toutefois, nous présente l’aspect d’une petite Venise ; et il n’y en a pas une qui ne soit dominée par les tours massives ou le clocher pointu de son monastère. Lorsque l’Anglais Coryat vient se repaître les yeux et le cœur de la vue de Venise, en 1608, il ne trouve pas de mots assez enthousiastes pour décrire l’élégante et diverse beauté des îles de la Lagune, avec « leurs édifices délectables et leurs plaisans jardins. » Plus tard, l’auteur anonyme des Délices de l’Italie nous promène d’île en île, s’exaltant à nous énumérer les trésors de Saint-Christophe, de Saint-Michel, de Saint-Nicolas, mais surtout de ce Murano « où l’on mange les meilleures huîtres du pays : » — renseignement que nous avait fourni déjà Coryat, un siècle auparavant, et en y ajoutant, avec son habituelle précision documentaire, que « ces huîtres, en vérité, étaient petites, de grosseur un peu moindre que les huîtres anglaises de Wainflete, mais aussi vertes qu’un poireau, et gratissimi saporis et succi. » Le voyageur français, lui, poursuit en ces termes sa description de Murano : « C’est l’endroit où les Vénitiens vont ordinairement se divertir, parce qu’en effet ce ne sont que maisons de plaisance, palais, et jardins délicieux, dans lesquels il y a les plus agréables promenades et les meilleurs fruits. Il y a, dans ce petit lieu, plus de monastères et d’églises, toutes magnifiques, que dans plusieurs grandes villes d’Italie. » Et ce qu’il dit là de l’une des îles de la Lagune, il pourrait le répéter de toutes les autres. Parmi les chefs-d’œuvre vénitiens de l’Académie, des musées de Milan, de Londres, de Berlin, combien ornaient autrefois des églises de Sainte-Hélène ou de Saint-Michel, de Burano ou de la