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ses bras son fils, je dirais presque son garçon, qui l’a sauvée, j’allais dire aussi quelle maman ! Où donc enfin trouverez-vous, dans la musique de théâtre, une paternité, j’entends une tendresse paternelle comparable à celle qui remplit et déchire le cœur de Bertram ! Que le démon ait un fils, et qu’il l’aime, et qu’il ne le puisse aimer que pour le perdre, cela est beau, de la plus dramatique beauté. Il y a dans cette paternité diabolique une imitation et comme une contre-partie, une contrefaçon grandiose de la paternité divine. Voilà ce que Meyerbeer a magnifiquement exprimé. Relisez le rôle de Bertram, surtout les récitatifs du premier et du cinquième acte ; il n’en est pas un seul, même le moindre, qui ne soit un mouvement, un transport, un cri d’infernal et paternel amour.

Pour analyser de telles figures, ce ne sont pas seulement leurs traits généraux et, en quelque façon, leurs grandes lignes de vie, qu’il faut suivre. Les moindres mêmes ont leur valeur. Le cinquième acte de la Juive, on le disait plus haut, est fait de touches brèves et fortes. Il ne s’agit que de les voir. Un jour que nous le relisions avec M. Jean de Reszké, je me rappelle comment le grand artiste comprit ces mots d’Eléazar à Rachel : « Ils veulent sur ton front verser l’eau du baptême, »et tout ce qu’il y sut mettre, outre la tendresse et l’angoisse, de haine et de mépris. Un détail peut achever ainsi, couronner un caractère. Tel est, au premier acte, l’éclat d’Eléazar : « O ma fille chérie ! » De même, au début du second acte, lorsque paraît chez le vieil orfèvre son impériale cliente, deux phrases, l’une obséquieuse : « Et quel honneur pour moi ! la Princesse Eudoxie ! » puis une autre, emphatique au contraire : « Une chaîne incrustée ! un joyau magnifique. Que portait autrefois l’empereur Constantin ! » suffisent à marquer tour à tour la bassesse du juif et l’avide orgueil du joaillier.

Humanum paucis vivit genus. Devant de tels passages, on serait tenté de prendre, non pas à contresens, mais dans un sens détourné, l’adage latin, et d’admirer comme la musique u besoin de peu de chose pour créer de la vie et de l’humanité.

Ces personnages humains et vivans, la musique excelle à les placer et, comme on dit, à les situer dans le temps et dans l’espace, ou plus précisément dans une époque et dans un pays. Ce n’est point autre chose qui forme le sens ou la couleur