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premiers soins de Yorke, en revenant à Paris, est de trouver une occasion qui lui permette de voir d’un peu près le « célèbre Corse. » Et il le voit bientôt, en effet, et dans une circonstance mémorable : le jour de Pâques, il a la chance d’être présent au départ du Consul pour Notre-Dame, et à la messe qui se célèbre, en grande pompe, dans la cathédrale naguère encore interdite au culte.


Lorsque toutes les voitures des membres du cortège, — pour lesquelles Bonaparte avait exigé un attelage de quatre chevaux, — se furent rangées à leur place, devant les Tuileries, et que les divers régimens à pied et à cheval eurent pris position, le canon fut tiré, comme pour un signal, et je vis une petite chose qui, avec une agilité extraordinaire, sauta sur le dos d’un cheval blanc, superbement caparaçonné, et partit, au grand trot, le long de la double rangée, suivie par un train nombreux de généraux et d’aides de camp. Je m’informai ; j’appris que le cheval blanc s’appelait Marengo, et que son cavalier était Napoléon Bonaparte, le Premier Consul.

Puis nous n’entendîmes rien que trompettes et tambours ; mais le spectacle que nous vîmes était certainement des plus imposans. Au passage de Bonaparte, les officiers saluaient, les soldats présentaient les armes. Lui, fièrement campé en selle, ne rendait pas un salut.

Il était vêtu très simplement, mais avec une propreté extrême. Il portait l’uniforme de la garde consulaire ; un habit bleu à paremens blancs, des épaulettes d’or, culotte et gilet blancs ; sur la tête, un petit chapeau avec une cocarde tricolore.

Quant à sa figure, aucun des portraits peints ou gravés que j’ai vus n’en donne une idée ressemblante. Le teint du visage est d’un jaune sombre, les traits sont ovales avec un menton allongé : les yeux ont une teinte bleue-foncée, si foncée que, à distance, ils paraissent noirs : ils sont vifs et perçans, de forme longue, et profondément enfoncés dans la tête. Les cheveux noirs sont coupés court, sans la moindre trace de poudre. Avec cela, un sourire plein de douceur et de fascination, mais qui s’efface aussitôt pour rendre à l’expression toute sa gravité. Le Consul fait excellente mine à cheval : il se tient très droit, en selle, peut-être avec quelque chose de la raideur excessive d’un sous-officier maître de manège. Enfin les contours du visage semblent bien dénoncer une nature violente : mais, tout compte fait, je n’hésite pas à reconnaître que ce visage est le plus intéressant que j’aie jamais vu.

Ayant achevé, au grand trot, la revue de ses troupes, le Consul descendit de cheval aussi brusquement qu’il y était monté, et rentra au palais avec la rapidité d’une flèche. Tout de suite, la procession vers Notre-Dame commença à se former, ouverte par la marche lente de l’infanterie.

… Trois sièges d’apparat avaient été placés, en face de l’autel, pour les consuls : celui de Bonaparte avait été mis un peu en avant des autres ; et lui-même, avant de s’y installer, l’avança encore, ostensiblement. Il resta assis, très droit, pendant toute la cérémonie, sauf au moment de la consécration, où il se tint debout. A l’élévation, il se signa, de la façon la plus