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édifiante. Quand la messe fut finie, les évêques s’approchèrent, à tour de rôle, des consuls, pour prêter serment ; et, à mesure que chacun de ces prélats mitrés s’agenouillait devant Bonaparte, celui-ci lui répondait d’un signe de tête aimable ; mais comme un pauvre vieil évêque, presque aveugle, et trop faible pour s’agenouiller, avait, par erreur, adressé son hommage à Cambacérès, le Premier Consul fronça les sourcils d’une telle manière que le malheureux vieillard faillit en perdre l’esprit.


Depuis ce jour, Yorke eut encore maintes fois l’occasion de voir le Premier Consul. Il assista, notamment, à une grande revue de la Garde Consulaire, où il put constater le dévouement passionné des troupes pour leur jeune maître. Cependant, il lui sembla que les évolutions de certains corps ne présentaient point la rigueur et la discipline qu’il avait admirées, avant son départ de Londres, en assistant à une « parade » des Horse Guards à Whitehall. Mais un général français, à qui il en faisait l’observation, lui répondit : « Oui, c’est vrai ; mais cela ne nous importe point, car nos hommes, s’ils ne savent point manœuvrer, savent très bien se battre ! » Réponse que Yorke jugea « spirituelle et sage. » Puis, au retour de la revue, comme il se trouvait dans un groupe de personnages officiels, l’un d’eux, qu’il ne nous nomme point, mais dont il nous dit que c’était un des « membres les plus considérables du gouvernement, » le prit à part, l’interrogea sur l’état de l’opinion publique, en Angleterre, au sujet de la paix, et eut avec lui un entretien qui mérite d’être cité tout entier :


Il me demanda si je lisais avec attention les journaux anglais. Sur ma réponse affirmative, il me dit que, bien que la liberté de la presse fût un des principes essentiels de notre Constitution anglaise, l’abus qu’on en faisait chez nous exposait souvent les étrangers aux critiques les plus méchantes et les plus offensantes. Comprenant alors où il voulait en venir, je lui fis observer que les sujets anglais, tout autant que les étrangers, avaient souvent à subir les coups de notre presse, et que personne, peut-être, n’en avait fait l’expérience plus que moi. Il sembla hésiter un moment, puis me dit : « Je sais, de très bonne source, que le Premier Consul est absolument furieux des libertés prises par les journaux anglais à l’égard de sa personne et de son gouvernement. — En ce cas, répondis-je, sa colère risque de durer longtemps : car la presse anglaise ne cessera point de l’attaquer aussi longtemps qu’il manifestera une ambition qui est fatale pour la sécurité de l’Europe. — Et pour celle de la France, aussi ! » murmura mon interlocuteur. Après quoi, me saisissant le bras, il ajouta, avec une énergie extraordinaire : « Mon cher ami, quand vous reviendrez en Angleterre, excitez tous les journalistes que vous connaîtrez à ne point lui donner quartier ! Ce n’est que par vos journaux que la nation française pourra connaître sa situation ; et tous les moyens sont bons qui nous