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l’autre pendant plus de vingt ans, n’ait jamais pu se rompre tout à fait. Éloigné de sa femme, Wagner n’a pas cessé un instant de se préoccuper d’elle, de la recommander à ses sœurs, de veiller, sur elle affectueusement. « Les nouvelles que tu me donnes de la santé de Minna, — lisons-nous dans une lettre à son beau-frère Wolfram, du 16 février 1864, — m’ont saisi, tout à coup, d’une façon terrible. Je ne parviens pas à me reprendre, et je pleure sans arrêt. Combien je plains cette malheureuse femme, je ne puis pas vous le dire ! Si du moins ma bonne Claire pouvait aller la voir ! si elle voulait me faire ce sacrifice !… Une catastrophe arrivant à Minna serait pour moi un désastre dont je ne me remettrais jamais ! Mon Dieu, puisse-t-elle être heureuse et tranquille, et puissé-je désormais porter, moi seul, tout le souci de la vie ! » La « catastrophe » qu’il redoutait était, d’ailleurs, imminente : elle paraît l’avoir cruellement touché, à en juger par tous les endroits de ses lettres qui y font allusion. « Il y a dans la destinée de cette pauvre femme quelque chose de sinistre et d’inconsolable, qui depuis longtemps, et pour toujours, à mes yeux, projette une ombre sur toute existence ! »


Il est vrai que Minna n’aura pas eu l’honneur d’avoir inspiré à Wagner aucun de ses drames : mais je ne suis pas bien sûr qu’il y ait jamais eu personne pour lui inspirer quoi que ce soit, dans les œuvres d’art qu’il a créées, et que celles-ci ne soient pas toujours sorties, fatalement, de la seule poussée de son « génie intérieur. » C’est surtout à ce point de vue, pour la connaissance de la véritable nature de Richard Wagner, que nous sont instructives les lettres que vient de recueillir et de publier son biographe, M. Glasenapp, et qui, forment, en effet, un appendice précieux, indispensable, à toute histoire de sa vie et de sa pensée. Ces lettres ont été écrites par lui, tout au long de sa carrière, depuis 1832 jusqu’en 1874, à divers membres de sa famille, et notamment à sa mère, à ses sœurs, à quelques-unes de ses innombrables nièces. Elles nous font pénétrer dans son intimité bien plus que toutes les autres lettres que nous ayons de lui, précisément à cause de leur manque absolu de contrainte, et parce que nous sentons que l’homme qui les écrit ne s’y inquiète que d’épancher le fond de son cœur. Et certes, parmi les conclusions biographiques qui ressortent de la longue série de ces lettres, la plus claire et la plus constante est que l’auteur de Tristan, à un plus haut degré encore que la plupart de ses grands devanciers, a constamment vécu pour son « art, » enfermé dans cette unique passion comme dans une tour