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renouveler entièrement les habitudes des théâtres et l’esprit du public. Brusquement, aux environs de 1849, il s’est aperçu que l’accomplissement de sa « mission » était impossible, si d’abord, parmi l’indifférence ou l’hostilité universelles, il n’entreprenait et ne réalisait une autre « mission, » qui consistait, littéralement, à transformer le monde, pour le mettre en état d’admirer son art. Aussi, depuis lors, toute son âme fut-elle envahie et absorbée par l’unique hantise de la tâche surhumaine qu’il avait à remplir. Il y a, dans le précieux recueil que vient de publier M. Glasenapp, une lettre écrite par lui à sa sœur Claire Wolfram, le 1er décembre 1849, de Zurich, qui nous présente en un relief saisissant cette catastrophe de sa vie d’artiste, et nous fait voir comment sa « mission » l’a définitivement élevé au-dessus des curiosités et des passions humaines. Je ne puis, malheureusement, en citer que quelques passages :


Vous paraissez, les uns et les autres, regretter que nous ayons résolu de nous fixer à Zurich : et pourtant je suis assuré que je ne connais pas, dans toute l’Europe, un seul endroit dont le séjour m’aurait mieux convenu. D’ailleurs, je n’avais le choix qu’entre la Suisse et Paris. Or, sans perdre de vue la possibilité, pour moi, de produire un opéra à Paris, je suis assez au courant des conditions présentes de la vie musicale parisienne pour savoir que j’aurais à attendre au moins deux ans, avant d’arriver à y faire représenter un opéra. Et encore ne suis-je nullement certain qu’il me serait possible d’y arriver. Car entre l’acceptation, à Paris, ou même la commande, d’un opéra, — chose que je pourrais obtenir sans trop de peine, — et son exécution, il y a un abîme large comme le ciel, et qui ne peut être comblé qu’avec de l’argent, et franchi qu’avec le secours de l’intrigue. Et moi, hélas ! je n’ai pas d’argent, et guère, non plus, d’adresse pour l’intrigue : bien à l’opposé de l’excellent Meyerbeer, devant lequel il n’y a plus, à Paris, un seul artiste honorable qui n’ait déposé les armes. J’en connais plusieurs, et des mieux doués, qui m’ont déclaré que, en présence de la souveraineté actuelle du riche et intrigant Meyerbeer, ils n’avaient même plus la moindre espérance de pouvoir aborder la scène du Grand Opéra.

Mais vous, excellentes gens que vous êtes, vous négligez tout à fait de vous rendre compte de l’indignité de la situation publique présente de notre art ! Que moi, avec mon aspiration enthousiaste vers un art véritable, je me sois trouvé si seul que, nulle part, je n’aie réussi à vaincre, avec mes ouvrages, la domination pitoyable de la mode ; que même à Dresde, je n’aie jamais pu obtenir que des victoires momentanées, dont l’effet était perdu dès le lendemain ; que cependant j’aie persisté à lutter, à travers les défaites, et qu’ainsi j’aie sans cesse plus éloigné de moi les ouvriers et industriels égoïstes que sont les artistes d’à présent, et ne me sois attiré, en fin de compte, pour récompense de mon effort, que d’amers soucis : à tout cela vous ne songez point ; ou bien, si vous y songez, cela vous frappe si peu que vous ne comprenez pas pourquoi je ne continue pas indéfiniment à écrire des