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encore sous son voile de deuil toute la vivacité de son intelligence, toute la bonté exquise de son cœur. M. Emile Ollivier, M. Brunetière[1] et moi, tous trois témoins du passé, nous savons ce qu’une amitié sûre et fidèle nous conserve dans le présent.

Un autre poète, délicat et charmant, Edouard Grenier, appartenait également à notre société. S’il avait eu plus de persévérance, plus de suite dans les idées, en un mot plus d’ambition, il avait reçu de la nature les plus beaux dons perfectionnés encore par une excellente éducation. Originaire de Baume-les-Dames en Franche-Comté, où il conservait avec un soin pieux la maison paternelle, il avait commencé par être attaché d’ambassade en Allemagne pendant que Lamartine dirigeait les Affaires étrangères. Elevé dans les idées du plus pur libéralisme, indépendant par caractère et par situation de fortune, il abandonna volontairement la diplomatie pour ne pas servir le gouvernement impérial. À ce moment et plus tard il aurait pu peut-être jouer dans l’opposition un rôle politique. Mais il était trop artiste, trop occupé de la musique et du charme des vers pour parler le langage un peu rude des militans. Et cependant, je me rappelle quelques pièces de lui toutes vibrantes d’émotion patriotique, de l’allure la plus fière et la plus noble, où retentit comme un écho des poésies vengeresses de Victor Hugo. Au fond, personne ne jugeait l’Empire plus sévèrement que lui. Mais il aimait mieux en détourner ses regards, se consoler de vivre sous un tel régime en se réfugiant dans le monde de la pensée et de la poésie.

Même parmi les sujets purement historiques, quelle carrière ouverte à une imagination aussi ardente que la sienne : la Pologne sacrifiée et non résignée, l’Italie frémissante ! Sous l’impression des événemens contemporains il arriva à Edouard Grenier de ne pouvoir contenir l’indignation ou la pitié dont il était assailli. Il les exprima alors dans une langue forte et sobre. Il semble toutefois que son vrai domaine fût le sentiment, toutes les nuances, toutes les délicatesses de l’amitié et de l’amour. Il était de ces natures tendres qui ont un besoin constant d’affection. Ses relations avec le fils de Mme Amable Tastu, avec les deux

  1. Avant de mourir, Brunetière a vu son nom tracé à cette page. Je l’y laisse comme un souvenir cher et douloureux de notre très ancienne amitié. Je n’offenserai pas sa mémoire en disant que Mme Alexandre Singer était une des personnes qu’il estimait le plus, et qu’il a correspondu avec elle jusqu’aux derniers jours de sa vie.