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Chazal, continuaient dans l’âge mûr et jusque dans la vieillesse l’étroite intimité du collège. Surtout il aimait la société des femmes. L’extrême distinction de ses manières, l’élégance de sa tenue, sa belle figure encadrée d’une barbe fine lui valurent quelques conquêtes. En véritable chevalier, il ne s’en vantait pas, il n’en parlait jamais. Mais le jeu de ses regards, l’épanouissement et le rayonnement de sa physionomie trahissaient les joies profondes de sa vie intérieure. Sans qu’il m’eût fait aucune confidence, je l’ai toujours connu amoureux. Il l’était encore au moment de mourir.

Tout autre était Louis Ménard, mon camarade et mon voisin, dont M. Maurice Barrès a tracé ici même un portrait fidèle. Cet Athénien de Paris, quoique appartenant comme Édouard Grenier à la bourgeoisie aisée, quoique propriétaire d’une maison sur la place de la Sorbonne, affectait la négligence d’un bohème. On ne le rencontrait jamais que vêtu pauvrement, avec des chemises de couleur nouées par un cordon, des vestons défraîchis et des pantalons élimés. Extérieurement, il paraissait ne conserver de la Grèce que le cynisme de Diogène. Au fond, il comprenait, il rendait même la beauté du génie grec avec une âme d’artiste. Sa prose et ses vers s’inspirent des plus pures traditions de l’art antique. Indifférent à tous les dogmes, il n’a qu’une religion, le culte du beau. Bien peu de modernes se sont pénétrés au même degré que lui de l’esprit du paganisme. Sa pensée habite Athènes au temps de Périclès ; par un effort de son imagination toujours tendue il se fait le contemporain de Socrate, d’Alcibiade, de Platon, de Phidias. Il vit dans un rêve délicieux, dans le domaine de la pensée pure, jusqu’au jour où la réalité le saisit pour le ramener brusquement en France et à Paris. Son amour du beau le rend plus sensible qu’un autre à tous les aspects de la beauté. Je me rappelle encore l’émotion profonde qu’il éprouva lorsqu’un visage de femme rencontré dans le quartier Latin lui apparut comme l’idéal rêvé. Il se défendit contre cette impression rapide et forte, il essaya de résister. Il se reprochait de déchoir en passant de la contemplation du beau en soi, du beau absolu au culte d’une idole passagère. Son esprit fier et indépendant se révoltait contre la tyrannie d’une rencontre. Il la subit néanmoins avec un frémissement de colère qui ne le sauva pas de la chute finale. De tous les drames intimes auxquels il m’a été donné d’assister, je n’en ai guère connu de plus poignant : d’un