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souligne ce trait, bien que non sans précaution. « Ce seigneur, en son temps, fut redouté de plus de gens qu’autre seigneur ; et quoiqu’il fût cruel, pourtant dans ses cruautés il y avait grande part de justice. » Il fut à tout le moins original jusqu’à en être fantasque, et fantasque jusqu’à une fantaisie qui ne connaissait ni réserve ni mesure. « Son principal but politique est la chasse au sanglier ; celui qui ose empiéter sur les droits de l’auguste chasseur périt dans les plus affreux supplices ; le peuple tremblant est obligé de nourrir pour lui cinq mille chiens de chasse, et répond sur sa tête du bien-être de ces animaux. » Justement ce fut à propos de deux de ces chiens mal nourris que Bernabò posa à « un riche abbé » les quatre questions auxquelles le meunier du couvent, aux lieu et place du religieux embarrassé, répondit si subtilement, et dont la troisième, pour ne pas rapporter les autres, était : « Que fait-on en enfer ? — Ce qu’on y fait, dit le hardi meunier. On y taille, écartèle, vole et pend, ni plus ni moins que vous faites ici. » Enchanté de l’esprit du rustre, Bernabò lui aurait donné l’abbaye et laissé l’abbé au moulin, en prince qui n’a pas à se gêner pour donner ce qui ne lui appartient pas. Il ne se gêne pas davantage pour prendre : « Il fait rentrer les impôts par tous les moyens de contrainte imaginables, il donne à chacune de ses filles une dot de cent mille florins d’or et amasse un trésor énorme... Ce qui est caractéristique, c’est le coup de main par lequel son neveu Giangaleazzo s’empara de sa personne (1385) ; c’est un de ces complots heureux dont le récit fait encore battre le cœur des historiens d’un autre siècle. »

Jean Galéas était de ces jeunes hommes auxquels on ne prend pas garde, et, pour ainsi dire, qu’on ne prend pas au sérieux dans leur famille. On le croyait endormi et inerte, parce qu’il cultivait plutôt les lettres que les armes, qu’il versait dans la dévotion, et fuyait l’excès des plaisirs. Fait de la sorte, il n’inspirait aux siens, grands batailleurs et grands viveurs, que pitié et mépris : de la haine, par surcroît, et de l’envie, car il était riche, et ils savaient bien ce qu’ils feraient de ces richesses dont il ne faisait rien. Ils avaient donc formé le projet de se débarrasser de lui, mais des espions l’avertirent ; il prit alors une résolution que nous avons déjà vu prendre à d’autres, et qui est à la base de bien des conspirations semblables : « Mieux vaut le lui faire qu’il ne nous le fasse ! » Comment se méfier d’un saint, qui ne